06/12/2024
🟥J. BENTHAM, Le catéchisme de la réforme électorale, 1839
🟥🟥🟥"CHAPITRE Ier 🟥🟥🟥🟥
🟦Etat actuel de l’Angleterre,
🟦Épouvanté des misères sans nombre que je voyais autour de moi, j’ai, depuis longtemps, étudié les secrets de notre glorieuse constitution, et depuis longtemps je me suis convaincu que les principes de ceux qui tiennent en main les destinées du pays devaient nécessairement conduire le pays à sa ruine.
Ces principes les voici, non pas seulement tels qu’ils les mettent en pratique, mais aussi tels qu’ils les invoquent hautement : la fortune du peuple, placée entre les mains des tuteurs du peuple, est un fonds commun où chacun des tuteurs puise sans relâche pour augmenter ses richesses particulières; en d'autres termes, la tutelle, en matière de gouvernement, est destinée à faire la fortune du tuteur aux dépens de son pupille.
🟦Guidé par ces principes, j’ai vu les deux intérêts dominants, l’intérêt monarchique et l’intérêt aristocratique alliés ensemble pour ruiner l’intérêt démocratique : tous les partis qui se disputaient le pouvoir s’entendaient merveilleusement dans cette pensée commune, ceux qui le convoitaient la prêchant en théorie, ceux qui le tenaient la mettant en pratique. Il est bien évident que, de la part de ces deux intérêts, ces principes et leur application ne sont que trop naturels.
🟦Il y a, dans le gouvernement, un individu qui tient en main une immense portion de pouvoir et d’argent, qui a en réserve des places et des rubans de toutes les couleurs. Quant au pouvoir, il n’en partage que ce qu'il n’en peut garder ; quant à l’argent, il n’en a jamais trop ; mais avec les places, il procure de l’argent à ceux qu’il veut favoriser; avec les titres, il leur accorde des privilèges; avec les rubans, il satisfait leur vanité. Ainsi, il corrompt par l’argent, il corrompt par le privilège , il corrompt par la vanité. Aussi l’appellerai-je le Corrupteur Général.
🟦Placez, maintenant à côté de ce chef de société sept ou huit associés, plus ou moins, selon le nombre des ministères, ajoutez toute la classe (corrompue et corruptrice de l’aristocratie vous aurez pour raison sociale Corrupteur Général et Compagnie. Quant à l’objet de la société, il consiste simplement, ainsi que cela se pratique pour la banque d’Angleterre, à vider toutes les poches d’autrui pour remplir les siennes.
🟦Le héros d’un roman de Smollet, voyageant avec une femme d’une exquise beauté, ne trouva pas de meilleur moyen pour la séduire que de lui voler son argent. Alors la pauvre femme dépouillée fut à sa discrétion. L’individu dont nous parlons n’a pas besoin de tant d’adresse. Il peut sans remuer, sans lever la main, sans tourner les yeux, en vertu de son existence sur le siège qu'il occupe, employer le même moyen avec le même succès désastreux. Le héros de Smollet n’avait pas de complices, il pouvait s’en passer. 🟦Le séducteur officiel de la vertu anglaise, le corrupteur général, peut avoir autant de complices qu’il existe d’hommes dans le sein desquels se fait sentir le besoin de toutes les bonnes choses qu’il lient à sa disposition. Or, le difficile serait de trouver des hommes chez qui ce besoin manquât.
🟦Le prince régent a dit que la royauté était une tutelle, et l’on a beaucoup admiré ce mot, parce qu’on admire toujours les mots du prince régent. Eh bien soit : la royauté est une tutelle. Mais où donc a-t-on vu que la tutelle dût être pour le tuteur une source de profits dérobés à la substance du pupille? Le pouvoir sur un seul individu et sa petite propriété semble une compensation suffisante du travail, et le pouvoir sur vingt millions d’individus et sur toutes leurs propriétés réunies, outre un immense patronage nécessairement lucratif, ne sera pas suffisant ! Ceux qui n’ont pas de biens, ou qui n’en ont pas assez pour leur subsistance, doivent sans doute être payés, ou bien ne doivent pas être employés. Mais parmi ceux qui ont assez de biens, doit-on supposer qu’il ne s’en rencontrera pas un bon nombre pour lesquels le plaisir de posséder le pouvoir sera une compensation suffisante pour la peine que peut donner ce pouvoir? Voyez les magistrats de province (i) : n’avons-nous pas là des exemples en foule, et avec ces exemples une foule de preuves? Mais par malheur tous ceux qui se partagent le pouvoir se persuadent aussitôt qu’ils ne le doivent qu’à leur mérite, et, comme à leurs yeux ce mérite est sans bornes, la récompense doit être proportionnelle.
🟦Il arrive donc que, par toutes ces sources de mérite et de récompense, tout l’argent du peuple, qui est sans mérite parce qu’il est sans place, passe dans la poche de quelques hommes qui cumulent tous les mérites, parce qu’ils cumulent toutes les places. Bacon a dépeint comme l’emblème d’une certaine classe d’hommes un individu qui met le feu à la maison du voisin, afin de pouvoir faire cuire un œuf pour lui-même. Voulez-vous voir un homme de cette espèce : il n’y a pas besoin de regarder trop loin, pourvu que vous regardiez assez haut. Depuis tantôt vingt-cinq ans, notre pauvre nation est en feu, de peur que les œufs emblématiques, c’est-à-dire les énormes récompenses, absorbées par les immenses mérites, ne fassent faute à ses gouvernants.
🟦Dans la société en participation dont nous avons parlé, celui qui a la signature sociale a nécessairement tout intérêt à attirer à lui la plus grande quantité possible des bonnes choses de ce méchant monde, argent, pouvoir et dignités. Voilà donc un intérêt distinct, séparé, hostile aux intérêts de tous, l’intérêt du gouvernant en opposition avec l’intérêt des gouvernés, l’intérêt monarchique en lutte avec l’intérêt démocratique.
🟦Toutefois, cet argent qui, par mille sources toujours alimentées, coule à pleins bords dans le coffre monarchique, ne pourrait seul se frayer une route vers ces sacrés réceptacles. Il lui faut l’aide d’un canal officiel, d’instruments extérieurs. Le canal officiel, c’est le Parlement; les instruments extérieurs, ce sont les Pairs , les Lords, les grands propriétaires et les électeurs privilégiés. En eux réside la richesse, et comme en langage aristocratique richesse et vertu sont “synonymes”, en eux réside la vertu du pays. Voilà donc un autre intérêt distinct, séparé, hostile aux intérêts de tous, l’intérêt aristocratique en opposition avec l’intérêt démopratique, l’intérêt de ceux qui partagent le pouvoir en opposition avec l'intérêt de ceux qui le paient.
🟦Tel est l’état actuel du pays : l’intérêt général subordonné à deux intérêts particuliers, ligués contre lui, et auxquels il n'a jamais cessé d’être offert en sacrifice.
🟦🟦CHAPITRE II Puissance de l’influence métallique.🟦🟦
🔴Pour rendre ce sacrifice complet, jamais la volonté n’a manqué ; mais jamais le pouvoir de l’accomplir n’a, dans aucune époque antérieure, atteint le degré auquel il est aujourd’hui parvenu. Afin d’arriver à ce résultat, il n’a fallu que faire agir avec habileté l’influence métallique. Le banquier tire ses profits du mouvement de ses fonds. Le corrupteur général suit le même principe : par une série non interrompue d’opérations de vente et d’achat, l’argent devient entre ses mains en même temps cause et effet. La prodigalité engendre la corruption ; la corruption engendre la prodigalité.
🔴Ajoutez aux moyens pécuniaires les places inutiles grassement payées, les places utiles trop payées, les pensions sans titre, les sinécures, les prairies, les baronnies, les rubans, etc., et vous n'aurez pas encore épuisé toute la liste des moyens de corruption qui exercent leur influence pestilentielle, depuis le manoir ducal et le palais de l’archevêque, jusqu’au hameau du paysan.
🔴Eh quoi ! pas même le manoir ducal ne serait exempt de la contagion? Non certes, moins que tout autre. Le duc, qui, s’il n’y avait au monde rien qui ressemblât à un ruban ou à une table de jeu, pourrait par lui-même être indépendant, est dépendant par ceux qui dépendent de lui : et plus ses richesses sont immenses, plus ses alliances sont nombreuses et choisies, plus s’agrandit le cercle de ceux qui dépendent de lui et le rendent dépendant. Célébrez donc sa vertu, orateurs de parti, scribes de parti, célébrez cette vertu qui tient à son rang, à sa richesse et à rien autre chose ; glorifiez-le aujourd’hui pendant qu’il est encore des vôtres ; mais revenez demain; il aura passé de l’autre côté, et vous le verrez assis sur d’autres bancs.
🔴Un certain duc était propriétaire d’un bourg et disposait en cette qualité de deux sièges au parlement. Sincère ou non, un jour il dit à un de ses agents, qu’il connaissait comme un homme attaché à la cause du peuple : « Jetez les yeux autour de vous, et choisissez-moi les deux hommes les plus honnêtes et les plus capables que vous puissiez rencontrer : nous les enverrons au parlement. » L’agent se met en campagne et trouve ses hommes. Mais avant que sa tâche fut terminée, le patriote emblasonné avait eu besoin d’argent, et le bourg, et les sièges, et l’honnêteté qui devait les remplir, tout avait été vendu.
🔴Ah ! Vertueux Blackstone ! modèle des écrivains laudatifs , toi qui proclames notre roi constitutionnel le vice-gérant de Dieu sur la terre, toi qui lui accordes tous les attributs de la divinité, l’omni-présence , l’immortalité , l’infaillibilité , tu as oublié parmi ces attributs la toute puissance corruptive. Mais me dira-t-on, est-ce que cet attribut, qui après tout n’existerait pas, s’il n’y avait un parlement à corrompre ; est-ce que cet attribut, tout désastreux qu’il soit, doit être une objection péremptoire contre la monarchie? Non, sans doute, pas contre la monarchie elle-même ; car si par la réforme vous introduisez dans la constitution la prépondérance démocratique, la corruption aurait son antidote.
🔴Eh ! qui parle de détruire la monarchie, d’extirper la pairie? Ce n’est certes pas moi. Je ne veux rien détruire, rien extirper. Tout ce qui peut se concilier avec la réforme, je veux le garder. Gardez donc ce que vous avez et que Dieu vous le conserve. Mon seul but est de défendre les intérêts démocratiques, de donner la prépondérance aux intérêts démocratiques. Je ne demande pas plus.
🔴En Irlande , nous avons la prépondérance protestante. Eh bien, en Irlande, les catholiques, bien qu’ils pussent être mieux qu’ils ne sont, ne sont pourtant pas détruits. Mais ce que je trouve intolérable, c’est que quelques individus vivent aux dépens de tous, c’est qu’un petit nombre de gouvernants aient des intérêts directement opposés à la multitude des gouvernés. Supposez l’Angleterre occupée par une armée ennemie. Quelle serait alors notre condition ? Celle d’un peuple gémissant sous la domination d’un nombre limité d’individus ayant des intérêts différents des nôtres, comprenant et appliquant cette différence, et faisant un sacrifice continuel de nos intérêts à des intérêts opposés et hostiles :
🔴Eh bien ! C'est là, c’est trop véritablement là notre sort. « Mes intérêts ne peuvent pas être séparés de ceux de mon peuple, » dit le perroquet royal ; et avec ces mots à la bouche, il fait un geste de son sceptre, et sanctionne la création de nouvelles sinécures. Mais vis-à-vis de cette constitution qu’on nous vante, vis-à-vis de cette administration qui fait merveille, quels sont donc les sentiments du peuple? Lisez la réponse dans le budget de la guerre. Il ne faut pas moins de 53,000 baïonnettes pour assister le pouvoir civil dans l’exercice de ses fonctions. Dans ces jours, non-seulement de paix, mais de triomphe, quand il n’y a aucun prétendant pour inquiéter la couronne, quand selon les discours officiels du trône, « nos rapports avec les puissances étrangères continuent à être des plus satisfaisants, » 53,000 soldats sont indispensables pour le repos du royaume ! Qu’auraient dit nos aïeux d’une pareille garnison. I1 y a un siècle, un prétendant était toujours menaçant au-dehors ; il comptait au-dedans des partisans nombreux, capables de mettre sur pied une armée de révoltés, les esprits étaient inquiets, la couronne chancelante : quel fut pourtant le nombre de soldats jugés nécessaires à cette époque de péril ? 10 000 ; moins d’un tiers de ce qu’il nous faut aujourd’hui. Et cependant Robert Walpole, alors de l’opposition, trouvait que ce nombre était exagéré.
🔴Eh bien donc ! Soyons gouvernés par une armée permanente : telle est la volonté de ceux qui nous gouvernent. D’ailleurs, ils déclarent que, sans elle, ils ne pourraient nous gouverner. Et c’est là cette constitution, cette constitution sans pareille, qui sert de thème à tous les éloges de ceux qui lui doivent opulence et pouvoir! Et dans cette constitution, nous avons un parlement, et dans ce parlement une chambre des communes, et dans cette chambre des communes la sanction d’un gouvernement militaire, et sous ce gouvernement militaire nous devons rester courber aujourd’hui et demain, maintenant et à jamais, toujours soumis et toujours contents.
🔴Voyez pourtant les Etats-Unis, le siège de la représentation démocratique : où sont les complots réels ou prétendus qui troublent leur tranquillité ? Où est leur armée permanente? Où sont les lois qui empêchent tout homme de communiquer à un autre sa pensée sur les intérêts qui sont les intérêts de chacun? Si chez nous l'on propose quelque bonne innovation qui doive profiter au peuple, la réponse est toute prête : ce sont de vaines théories, des visions, des utopies ; c’est dangereux, anarchique, subversif. Mais si l’on propose quelque méthode nouvelle d’oppression, aussitôt se lèveront, dans les deux chambres, de brillants orateurs qui vous prouveront en termes choisis, en phrases parsemées de fleurs de rhétorique, que les abus de l’oppression viennent des fautes du peuple. En effet, le peuple étant de jour en jour plus indocile, doit être de jour en jour plus sévèrement traité : ceux qui ont péché pâtiront pour leurs péchés ; ceux qui n’ont pas péché, pour les péchés des pécheurs, jusqu’à ce que tous aient leur part des souffrances communes.
🔴Mais non, c'est un mensonge. Jamais mécontentement, aucun mécontentement sérieux, n’a pu être attribué à une faute du peuple. Le mécontentement ! non ; la patience, une trop grande patience, voilà sa faute, son unique faute, sa faute irréparable. Car le mal en devenant durable semble devenir un droit. Quel intérêt peut avoir le peuple à être mal gouverné, à voir l’intérêt général sacrifié à des intérêts particuliers et hostiles. Quant à moi, je vois bien l’intérêt qu’ont à mal gouverner les hommes par qui le peuple est gouverné. En attaquant directement cet intérêt, j’apporterai donc le remède au mal.
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