07/08/2025
SERVICES PUBLICS EN FAILLITE : UNE URGENCE DE RATIONALITE POUR L’ÉTAT CONGOLAIS
Par
Professeur Dédé Watchiba
Introduction
La gouvernance des services publics en RDC connaît une dérive inquiétante, révélée récemment par les propos de l’ancien ministre des Finances, Nicolas Kazadi. Ce dernier a mis en lumière la création, sans cadre budgétaire ni planification, de 53 établissements publics sous le premier mandat du Président Félix Tshisekedi. Cette pratique, contraire aux principes élémentaires de gestion publique, interroge profondément le sens même de l’État en RDC. Au lieu de résoudre des problèmes publics clairement identifiés, ces structures semblent répondre depuis des décennies à une logique clientéliste et de distribution rentière.
Il importe de préciser, dès l’abord, que notre démarche ne s’inscrit nullement dans une perspective de politique politicienne ou de règlement de comptes partisans. Elle se veut rigoureusement analytique, rationnelle et constructive. L’objectif est d’apporter une contribution scientifique utile au débat public, en mobilisant les outils éprouvés des sciences politiques pour diagnostiquer les causes structurelles des dysfonctionnements des services publics et proposer des pistes de réforme crédibles.
Or, en sciences politiques, la création et le fonctionnement des services publics doivent obéir à une rationalité normative et analytique, notamment à travers le modèle séquentiel de l’action publique. Cet article propose une lecture critique de la situation congolaise à travers ce prisme théorique, en convoquant d’autres cadres d’analyse pertinents afin d’expliquer les contre-performances structurelles des services publics congolais.
I. Le modèle séquentiel : une rationalité ignorée
Le modèle séquentiel de l’action publique, tel qu’il est théorisé dans le champ de l’analyse des politiques publiques, repose sur l’idée que toute politique publique suit une succession logique d’étapes interdépendantes. Il commence par l’identification d’un problème public, se poursuit par sa mise à l’agenda politique, puis par la formulation de réponses appropriées, avant que ne surviennent la prise de décision, la mise en œuvre des mesures adoptées, et enfin leur évaluation. Chaque étape conditionne la suivante, dans une dynamique qui vise à rationaliser l’action publique et à maximiser son efficacité.
Dans cette perspective, la création d’un établissement public ne devrait intervenir qu’au terme d’un processus rigoureux ayant permis de diagnostiquer une défaillance ou un besoin collectif clairement défini, d’analyser les options disponibles, et d’évaluer les implications financières, institutionnelles et sociales d’une telle décision. Elle s’inscrit donc dans une démarche planifiée, éclairée et orientée vers la résolution d’un problème public réel.
Or, la création récente de 53 établissements publics en RDC sans aucune planification préalable constitue une rupture manifeste avec cette rationalité séquentielle. En court-circuitant les phases d’analyse, de formulation et de prévision budgétaire, ces décisions traduisent une gouvernance improvisée, où les impératifs techniques et sociaux sont éclipsés par des considérations politiques. Ce qui aurait dû être un processus structuré de réponse aux besoins collectifs s’est transformé en un mécanisme de distribution de rentes et d’ancrage clientéliste, vidant de son sens la finalité même de l’action publique.
Plus inquiétant encore, malgré les critiques publiques formulées par l’ancien ministre des Finances Nicolas Kazadi, qui a dénoncé avec fermeté cette prolifération incontrôlée de structures administratives, de nouvelles ordonnances présidentielles viennent d’annoncer la création d’autres établissements publics, sans que les étapes de la rationalité décisionnelle soient respectées. Cette contradiction est d’autant plus troublante qu’elle intervient quelques semaines seulement après l’annonce officielle, par le président Tshisekedi lui-même, d’un audit des structures publiques existantes. Une telle simultanéité entre volonté affichée de réforme et poursuite des pratiques décriées interroge profondément la cohérence de l’action étatique en RDC.
II. La contre-performance publique en RDC : lecture par d’autres cadres d’analyse en sciences politiques
Au-delà du modèle séquentiel, d’autres grilles d’analyse des politiques publiques permettent de comprendre les causes profondes des dysfonctionnements structurels des services publics en RDC. Parmi elles, le modèle cognitif, également appelé modèle des référentiels, occupe une place centrale. Théorisé par Pierre Muller et Yves Surel, ce modèle met l’accent sur le rôle des représentations collectives, des normes sociales et des valeurs dominantes qui structurent la perception des problèmes publics et influencent les choix des décideurs.
En RDC, ce référentiel dominant repose sur une vision patrimoniale de l’État, où l’administration publique est perçue comme un espace de distribution de privilèges plutôt que comme un instrument de régulation au service de l’intérêt général. Dans cette perspective, la captation des ressources publiques à des fins privées devient un comportement institutionnalisé, et les établissements publics sont souvent créés non pas pour répondre à un besoin collectif, mais pour récompenser des clientèles politiques, acheter des loyautés ou renforcer des coalitions de pouvoir. La culture de la prédation s’impose alors comme norme implicite, sapant les fondements mêmes de la rationalité publique.
Cette crise de finalité est aggravée par des facteurs structurels internes aux institutions, analysés par le modèle organisationnel ou bureaucratique. Ce cadre théorique met en lumière l’inertie des structures, la multiplication des fonctions redondantes, l’absence de coordination entre les services, et surtout le manque de mécanismes efficaces de redevabilité. L’exemple de la Société Nationale d’Électricité (SNEL) illustre bien cette dérive ; au lieu de remplir sa mission de service public en fournissant de manière fiable et continue l’électricité à la population, la SNEL devient le théâtre d’un dysfonctionnement organisé. Des agents sabotent volontairement des installations ou réparent les pannes de manière temporaire afin d’instaurer une dépendance constante des usagers, moyennant des paiements informels. Ce phénomène traduit une perversion de la bureaucratie, où les logiques informelles se substituent aux règles formelles, transformant la mission de service public en opportunité individuelle de rente.
À ces dimensions cognitives et organisationnelles s’ajoute la lecture proposée par le modèle stratégique, également appelé modèle des jeux d’acteurs. Cette approche considère l’action publique comme le produit d’interactions stratégiques entre acteurs aux intérêts divergents. Loin de toute rationalité technocratique ou de planification rigoureuse, les décisions publiques sont ici le résultat de négociations, de compromis implicites, ou de rapports de force entre acteurs politiques, économiques ou administratifs.
Dans le contexte congolais, des entités comme le Fonds de Développement du Service Universel ou l’Autorité de Régulation du Marché de Carbone peuvent ainsi être créées non pas pour résoudre un problème précis, mais pour satisfaire des intérêts particuliers, élargir des zones d’influence, ou créer de nouveaux canaux de captation budgétaire. Le service public devient alors un champ de lutte où chaque acteur cherche à maximiser ses ressources, au détriment de la cohérence globale et de la performance de l’État.
Enfin, le modèle systémique, inspiré de la pensée fonctionnaliste et de la cybernétique, offre une lecture globale de l’action publique comme un système ouvert en interaction constante avec son environnement. Selon ce modèle, toute politique publique est influencée par des flux d’informations, des rétroactions (feedbacks), et des contraintes externes qui devraient normalement permettre des ajustements en cours de route.
Dans le cas de la RDC, l’absence ou l’instrumentalisation de ces mécanismes de rétroaction contribue à l’inefficacité chronique des services publics. Aucune évaluation sérieuse n’est menée, les alertes remontées par les usagers sont ignorées ou neutralisées, et les dysfonctionnements sont souvent recyclés comme opportunités de rente pour certains agents ou décideurs. Le système fonctionne en vase clos, sans réelle adaptation ni correction, produisant des politiques publiques déconnectées des réalités sociales et incapables de répondre aux défis de l’heure. La non-prise en compte des signaux d’alerte, qu’ils soient financiers, sociaux ou techniques, traduit un effondrement du système d’apprentissage organisationnel, et, plus largement, une crise du pilotage de l’action publique.
Ces quatre modèles (cognitif, organisationnel, stratégique et systémique) convergent pour diagnostiquer un État congolais incapable d’accomplir efficacement ses fonctions essentielles. Ils révèlent un univers de politiques publiques dominé par des logiques de rente, d’inertie et d’opacité, qui minent la performance de l’action publique et affaiblissent la confiance des citoyens dans les institutions. Sans une transformation en profondeur de ces dynamiques, toute réforme administrative risque de rester cosmétique, et la refondation de l’État congolais demeurera une chimère.
III. Vers une refondation rationnelle de l’État et des services publics
Face aux dérives structurelles qui gangrènent les services publics en RDC, l’enjeu aujourd’hui n’est plus seulement de dénoncer les dysfonctionnements, mais de repenser en profondeur le fonctionnement même de l’État. Il s’agit d’opérer une véritable rupture avec les logiques anciennes et de refonder l’action publique sur des bases rationnelles, éthiques et efficaces. Cette refondation implique plusieurs transformations interdépendantes.
En premier lieu, il est impératif d’institutionnaliser l’évaluation systématique des politiques publiques. Chaque établissement public, une fois créé, devrait faire l’objet d’une évaluation rigoureuse, indépendante et périodique portant à la fois sur sa pertinence, son efficacité, son efficience et son impact réel sur les problèmes publics qu’il est censé résoudre. Cette culture de l’évaluation doit devenir un pilier de la gouvernance publique, et les résultats de ces évaluations devraient conditionner la reconduction, la réforme ou la suppression de chaque entité. Autrement dit, aucun service public ne devrait survivre à une contre-performance chronique. Il s’agit de rompre avec la logique d’impunité administrative et d’ancrer l’action publique dans une dynamique d’apprentissage, d’ajustement et de responsabilisation.
En parallèle, une refondation ne peut se faire sans un changement radical du référentiel cognitif dominant. La culture actuelle, fondée sur la prédation, la jouissance immédiate et l’appropriation privative des ressources publiques, doit être remplacée par une culture de l’éthique, de la redevabilité et de l’orientation vers les résultats. Cela suppose une réforme en profondeur de la formation des cadres publics, avec l’introduction de modules sur la déontologie, le leadership public, l’analyse de la performance, mais aussi des dispositifs d’évaluation individuelle, de reconnaissance du mérite et de sanctions effectives contre les pratiques déviantes. Il ne suffit plus de former, il faut transformer. Ce changement cognitif doit être porté au plus haut niveau de l’État et soutenu par une volonté politique constante et cohérente.
Par ailleurs, il devient urgent de réduire et rationaliser le périmètre de l’État. La multiplication anarchique d’agences, de comités, de fonds et d’organismes aux missions floues ou redondantes a conduit à une hypertrophie administrative coûteuse et inefficace. L’État congolais, dans son architecture actuelle, peine à coordonner ses propres actions et à assurer la lisibilité de son intervention publique. Il faut engager un processus de cartographie fonctionnelle, en vue de fusionner, supprimer ou réorienter les structures qui ne remplissent pas une fonction stratégique. L’action publique doit être recentrée sur les fonctions régaliennes et les priorités de développement, avec une allocation optimale des ressources humaines, financières et logistiques.
Enfin, cette refondation nécessite la mise en place d’un système d’information publique et budgétaire transparent, accessible aussi bien aux institutions de contrôle qu’aux citoyens. Un Portail national de performance des services publics pourrait constituer une innovation majeure ; il permettrait de consulter en temps réel les budgets alloués, les indicateurs de performance, les résultats atteints, les recommandations issues des audits et les mesures correctives prises. Ce type d’outil renforcerait la redevabilité sociale, faciliterait l’émergence d’un contrôle citoyen, et participerait à la reconstruction du lien de confiance entre l’État et la population. En rendant visible la performance ou la défaillance des structures publiques, on encourage un nouveau contrat de transparence entre gouvernants et gouvernés.
Ainsi, refonder l’État congolais, ce n’est pas simplement moderniser les outils ou multiplier les réformes de façade ; c’est reconstruire la logique même de l’action publique autour de principes de rationalité, d’intégrité et de résultat. Il s’agit d’un chantier immense, mais nécessaire, si l’on veut sortir du cycle de la stagnation, restaurer l’autorité de l’État et remettre les services publics au service du bien commun.
Conclusion : de la prédation à la performance, un choix de société
La création désordonnée de services publics sans ancrage budgétaire ni justification fonctionnelle est le symptôme d’un État en crise de rationalité. La gouvernance publique ne peut plus se permettre d’être l’otage de logiques de jouissance immédiate ou de clientélisme rampant. L’État doit être repensé comme un instrument de transformation, non comme une machine à redistribuer les rentes.
La refondation de l’action publique passe par l’intégration rigoureuse des cadres théoriques éprouvés de l’analyse des politiques publiques. Il ne s’agit pas de technocratie, mais de lucidité politique : un pays en guerre, appauvri, avec 7 millions de déplacés, ne peut se permettre de gaspiller ses maigres ressources dans des institutions inutiles. Il faut choisir entre continuer à gaspiller ou commencer à construire.