24/12/2025
Jacmel, Noël debout : quand la lumière persiste loin de la spirale de l’insécurité
Par Bazelais Laguerre
Pendant que Port-au-Prince plie sous le joug de l’insécurité, que les balles remplacent les chants et que la peur dicte le rythme des journées, certaines villes de province refusent de laisser mourir l’esprit de Noël. À plusieurs kilomètres de la capitale à genoux, Jacmel, perle du Sud-Est et d’Haïti, continue d’allumer ses lumières, comme un acte de foi, presque de défi, face à la détresse nationale.
Dans la Cite d’Alcibiade Pommayrac, la Noël ne se vit pas dans l’opulence, encore moins dans l’insouciance. Elle se célèbre avec pudeur, retenue, mais aussi avec une détermination tranquille. Dans les rues de la ville touristique, réputée pour sa quiétude presqu’irréelle et son hospitalité chaleureuse, les affiches colorées fleurissent aux quatre coins de la première ville électrifiée de la Caraïbe. Accrochées ici et là, sur les murs, les poteaux électriques ou les vitrines, ces affiches colorées respirent la fête. Elles annoncent les concerts et les soirées culturelles et invitent les habitants a se laisser emporter par le compas de Nu Look, le vibe de Tony Mix, la jeunesse de Teddy Hashtag, la Surprise de Djapot…autant de voix qui vont faire vibrer Jacmel et qui semblent suspendre le temps, le temps d’un sourire, d’une danse, d’un moment partagé. Ces images éclatantes, parfois modestes, contrastent violemment avec la morosité ambiante et offrent aux habitants, aux visiteurs un instant de réconfort, comme une bouffée d’air au milieu d’un pays a bout de souffle.
Au centre-ville, le vent iodé qui monte de la baie se mêle aux sons familiers de décembre : musiques de Noël diffusées à faible volume, rires d’enfants, voix de marchands ambulants. Les façades, marquées par le temps et l’histoire, se parent discrètement de décorations étincelantes et de bannières joyeuses. Jacmel n’ignore rien de la crise qui frappe le pays, mais elle choisit, l’espace d’un instant, de ne pas s’y soumettre entièrement.
« Nous savons ce qui se passe à Port-au-Prince, nous avons des proches là-bas », confie un commerçant installé près de l’ancien Marché en Fer. « Mais si nous arrêtons de vivre, si nous cessons de célébrer, alors c’est comme si nous avions déjà perdu. » Ces mots résument l’état d’esprit ambiant : célébrer Noël à Jacmel n’est pas un luxe, c’est un acte de résistance morale.
La nuit tombée, la ville conserve une douceur particulière. Les déplacements se font sans la panique qui règne ailleurs. Les familles sortent encore, parfois en petits groupes, pour admirer les décorations, saluer des voisins, échanger des vœux. Les églises, points de repère spirituels et sociaux, se préparent à accueillir les fidèles. Les répétitions de chorales résonnent, portées par des voix qui, malgré les difficultés, n’ont pas perdu leur ferveur.
Pour les habitants, Noël demeure un fil qui relie les cœurs et les souvenirs. On se souvient des Noëls passés, plus prospères, mais on s’accroche surtout à l’instant présent. Les tables resteront simples, et l’inflation frappe sans distinction, mais l’essentiel dépasse la nourriture : il réside dans le partage, dans la chaleur des proches, dans cette force de maintenir un peu de normalité au cœur du chaos.
Jacmel, ville d’art et de culture, s’appuie aussi sur son identité pour traverser cette période. Les affiches qui tapissent la ville ne sont pas de simples ornements : elles racontent une volonté collective de maintenir vivante la flamme culturelle, de rappeler que Jacmel reste un espace de création, de paix relative et d’accueil, même lorsque le pays entier semble sombrer.
En cette fin d’année, Jacmel ne prétend pas effacer la douleur nationale. Elle la porte, discrètement, dans le regard de ses habitants. Mais elle fait le choix de célébrer Noël, envers et contre tout, comme on allume une bougie dans la nuit. Une lumière fragile, certes, mais suffisante pour éclairer les pas et rappeler qu’en Haïti, malgré la peur, la pauvreté et l’incertitude, certaines villes osent encore croire en la beauté des jours à venir.