
04/08/2025
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Le temps avait passé, comme il passe toujours, sans jamais demander la permission à ceux qu’il emporte. Des années s’étaient écoulées depuis cette rue poussiéreuse, ce portail bleu, cette boutique de tissus. Les visages avaient changé, les maisons avaient été repeintes, certains enfants étaient devenus hommes, et d’autres, partis trop tôt, n’avaient même pas eu le temps de devenir autre chose que des souvenirs accrochés aux murs.
Kevin n’habitait plus la même maison. Il avait déménagé après le mariage de Yasmine, non pas par fuite, mais parce qu’il fallait bien que la vie continue quelque part. Il travaillait désormais dans une autre ville, plus grande, plus bruyante, plus indifférente. Il n’y avait plus de rideaux qui bougeaient doucement dans une boutique. Plus de regards échappés au détour d’une marche du soir. Mais dans son cœur, il y avait un nom. Toujours le même. Celui qu’il n’osait plus prononcer à voix haute, mais qui revenait, fidèle, dans le silence de ses prières.
Chaque soir, après une longue journée, Kevin rentrait seul. Il posait ses affaires, se lavait les mains, préparait un repas simple, s’asseyait sur le petit tapis qui lui servait d’espace de méditation, et priait. Et dans cette prière, parmi les supplications pour sa famille, son avenir, ses combats intérieurs, une phrase revenait, calme, douce, sans bruit :
- Seigneur… protège-la, où qu’elle soit.
Il ne cherchait plus à comprendre. Il ne demandait plus pourquoi cela avait été impossible. Il avait cessé de refaire le passé, de rejouer les scènes dans sa tête, de se demander s’il aurait dû dire plus, faire plus, aimer autrement. Il avait simplement accepté. Non pas parce que c’était facile. Mais parce que parfois, aimer signifie laisser partir.
Yasmine, elle, vivait dans une autre région, mariée à cet homme plus âgé que son père, respecté par tous, mais inconnu d’elle jusqu’à la veille des noces. Elle n’avait jamais dit non. Elle avait simplement baissé les yeux, laissé le silence répondre à sa place, et ce silence avait été interprété comme une soumission. Depuis, elle jouait son rôle. Elle cuisinait. Elle priait. Elle portait des enfants dans son ventre et des regrets dans son cœur.
Parfois, quand la nuit tombait, elle regardait le plafond un long moment, et se demandait ce qu’il était devenu. Non pas avec amertume. Mais avec cette douceur douloureuse des choses qui auraient pu être. Et dans le secret de son cœur, elle glissait un prénom dans son invocation. Pas à voix haute. Juste dans sa pensée.
- Allah, fais qu’il soit en paix.
Ils ne s’étaient plus jamais revus. Aucun message. Aucune photo. Aucune rumeur. Rien, Comme si la vie avait refermé ce chapitre avec une telle autorité qu’il n’était plus question de revenir en arrière.
Mais il y a des histoires qui ne s’écrivent pas dans les livres, et qui pourtant ne s’effacent jamais. Il y a des noms qu’on ne crie pas, mais qu’on garde près du cœur. Des regards qu’on n’oublie pas. Des rendez-vous qui n’auront jamais lieu, mais qui restent vivants dans un fragment d’âme.
Et quelque part, dans deux coins de vie différents, deux êtres, séparés par les règles, la foi, les familles et le temps, continuaient à penser l’un à l’autre. Pas chaque jour. Pas chaque heure. Mais à ces moments précis où le cœur devient plus sincère que la bouche.
Ils avaient été, un jour, quelque chose. Pas un couple. Pas une promesse. Juste une lumière fragile entre deux fenêtres fermées.
Et cette lumière, à défaut de grandir, s’était logée dans leurs prières.