08/27/2025
L’INTERRÉGIONAL, IL Y A 50 ANS
Souvenirs personnels et quelques grands joueurs
Par Patrice Dumont
L'Interrégional, dans la foulée
de notre Coupe du monde 1974, paraissait aux yeux de tous comme un progrès nécessaire, vu la centralisation outrancière du football dans la Coupe Pradel et au stade Sylvio Cator. Sa croissance fut rapide. Et il fit le bonheur des jeunes footballeurs de province qui méritent une part sympathique dans la postérité. Mon bonheur interrégional à moi, j'en tire encore profit jusqu'à aujourd'hui. De quatorze équipes à son inauguration, il passa en 1979, après quatre ans, à plus de 30. Expérience personnelle: alors que dans l'équipe de Léogâne, en phase de groupe, je n'avais joué en 1975 que contre Petit-Goâve, Pétion-Ville et Port-au-Prince, en 1979, ce furent contre Croix-des-Missions, Cabaret (à l'époque Duvalier-Ville), Mirebalais, Lascahobas et Marchand-Dessalines. En plus de ces nouveaux adversaires absents à la première édition de 1975, ont pris le train en marche des villes ou quartiers comme Grand-Goâve, Jacmel, Miragoâne, Hinche, Cerca-Carvajal, Petite-Rivière de l'Artibonite, Pont-Sondé, Desdunes, l'Estère, la Gonave ( Anse-à-Galets et Pointe-à-Raquettes réunies), Gros-Morne, Saint-Louis du Nord et d'autres.
Et, au point de vue du jeu à proprement parler, ce ne fut pas que du hourrah football. Le Cap, les équipes de l'Artibonite, Petit-Goâve, Mirebalais, Arcahaie, Cayes, Jérémie, produisaient de la qualité. J'ai en mémoire une brillante demi-finale en 1976 Saint-Marc - Cayes où Mayence Félix, Exanor Paulo (ti Blanc), Saurel Morin, Aubourg, Kala Bouti, bien sûr Jean Jo Mathelier, jouaient brillamment, d'égal à égal avec les valeurs sûres saint-marcoises, les André D Méza, Reynold Joseph, Jacques Mac Guffie, Joseph Dénéus, Gérald Bazile, Marc Étienne Delva, Catulle Augustin, Paul Maxi et les autres.
Quand, en 1/4 de finale de 1979 Léogâne-Cap-Haïtien, je rentre comme milieu gauche au coup de sifflet de la seconde mi-temps, dans la forme de ma vie, je venais de bâcler irrépressiblement un examen de Mathématiques Appliquées à l'Économie à l'Inaghei. J'avais gagné mon statut de titulaire de haute lutte. Pas question de rater l'occasion de me mesurer à Jean Renaud Abellard dont j'aurais pu être le rival en sélection junior de 1978 si j'étais né trois mois plus t**d. Mais le Graal dans ce match était d'affronter Wilfrid "Tcho" Gervais qui m'épatait sous la tunique blanche de l'Étoile Haïtienne de 1971 à 1974 et dont l'étincelante prestation en Sélection Nationale contre l'Uruguay à Port-au-Prince, le 25 mars 1974 (0-0), m'avait proprement ébloui. Pouvais-je cependant, sans sourciller, bouder mon examen? J'avais coupé la poire en deux: la moitié de l'examen, la moitié du match. Faux acquit de conscience.
Le Cap mène 2-0, je donne la passe décisive du 1-2 à Jean-Marie Jean-Pierre. Je m'illusionne donc sur notre capacité, Clermont Coimin, Eddy Pierre et moi, à damer le pion à Wilfrid "Tcho" Gervais, Jean Renaud Abellard, Éric Auguste: un ancien international et deux futurs. Ils jouent derrière Arentz "Ti Nòk" Justafort, Bernard et Serge Célestin. Ce dernier, seules des études en médecine pouvaient l'empêcher de mener une grande carrière internationale. Le Cap réagit brutalement et brillamment: deux autres buts: 1-4. Je ne parle même pas d'André François, futur défenseur international du Racing Club Haïtien. Comment les Capois ont-ils pu réaliser l'exploit de ne jamais gagner cette compétition!?
Ainsi, en plus de la qualité du jeu que des entraîneurs chevronnés de la capitale apportaient (Lacossade à Saint-Marc, Serge Ducoste à Grand-Goâve, Alix Avin et Jean-Marie Hippolite à Léogâne, Oscar Montironi à Mirebalais), Shubert Saint-Vil, André Nérette, Paul Mentor...l'on découvrit aussi des footballeurs intéressants qui piquaient la curiosité du public par certaines singularités à la fois sportives et sociologiques. La vitesse et la force du Grand-Goâvien Wesly Ferrus (Atemiz) et du Jacmélien Edgard Bommier, la classe de Jean-Gérard Pierre et Agnus Chéry de Jérémie, des deux Eddy Pierre gonaïvien et léoganais, Clermont Coimin, Richard Amilcar, Frantz Charles, Raymond Hilas (Léogâne), Nadim Salomon (Port-de-Paix), Antoine Saint Preux, redoutable buteur de la Gonâve; Saül Noël, Bonera Moïse, de Jérémie et plusieurs autres. Les journalistes de l'époque, pourtant sympathiques envers la compétition, n'ont point légué d'articles fouillés sur les performances individuelles. Donc, je compterai sur ma mémoire personnelle et celle d'anciens supporters avisés, pour dresser un glossaire partiel de noms que je crois avoir été les meilleurs joueurs révélés par l'Interrégional..
Signalons pour le moment cette curiosité incontournable de frères évoluant sous un même maillot: Serge et Bernard Célestin du Cap, Jacky et Roland Jean, Marc Gérald et Silvera Mathelier, Octalus et Francen Alexandre des Gonaïves, Marco et Marcel Dieujuste de Liancourt, Renaud et Richard Amilcar, Newson et Mario Abellard, Georges et Yves Boulin. Raymond et Jean Hilas de Léogâne; Harry, Louis et Douglas Clinton de Grand-Goâve; Guiteau et Yves André Vaval de Petit-Goâve, Ronald et Michel Marc de Mirebalais.
D'un autre côté, malgré le fanatisme violent de certains publics, la compétition dégageait un charme champêtre qui renforçait l'amour de la patrie: la terre et le peuple. Les joueurs, comme les publics, découvraient différents points de leur terre natale. Ont pu mettre un paysage, un relief, une architecture, un langage, une cuisine, un niveau économique et social sur le nom des villes qu'ils ne connaissaient que dans le grand livre de géographie cartonné, 12 X 8, de la section primaire ou par ouï dire relatif aux fêtes patronales. En guise d'illustration: j'avais 16 ans et 7 mois à l'inauguration de l'inter-régionnal, le 1e mars 1975. À part ma ville natale Léogane, je ne connaissais, superficiellement, que Petit-Goâve, Pétion-Ville (grâce au championnat de foot-ball féminin à partir de 1973), Petit-Goâve, Arcahaie, Grand-Goâve (proximité), Croix-des-Missions (pour y assister aux entraînements de la Sélection de 73-74), Port-au-Prince (pour poursuivre l'école classique). À part le Parc Séminaire à Sans Fil, entraînement scolaire (aujourd'hui Solino), j'ai joué sur un terrain aussi soyeux que celui de Léogâne aux Cayes, Land des Gabions, qu'en 1976. J'ai vu et éprouvé la grêle pour la première fois sur le terrain de Lascahobas en 1979. Et j'ai compris la différence entre un chef-lieu de département, les Cayes, rues larges et bétonnées, zone commerciale quatre ou cinq fois plus étendue que celle de mon patelin Léogâne, chef-lieu d'arrondissement. Et je m'étais souvenu de la leçon de géographie à propos des Cayes: " La ville est plate et bien tracée, à proximité de la Ravine du Sud". J'ai pris l'avion et dormi à l'hôtel, les deux premières fois, pour me rendre aux Cayes, donc en 1976, et à Jérémie, en 1978. C'est dans la Grand-Anse que j'ai mangé le melon cantaloup et bu son jus pour la première fois aussi. Grâce à l'inter-régional. Mes premières sommes d'argent, je les ai gagnées, enfant, au jeu de billes. Elles étaient plus ou moins insignifiantes (une à deux gourdes) et transgressives parce que interdites par mes parents. Au contraire de ma prime (75 gourdes) du match retour de l'Inter-régional 1979 contre l'Arcahaie, 1-0, but marqué par Jean-Marie Jean-Pierre. Évidemment, étant acteur et observateur, mes plus grandes leçons de la complexité des réalités humaines (philosophie, ethnologie et sociologie), je les ai reçues dans la campagne victorieuse de Léogâne en 1981. Concertation, décision et action, fermeté et flexibilité. Faire de l'adversité interne et externe son alliée.
Ce qui m'aguerrissait et me mûrissait comme joueur, technicien et dirigeant au sein de l'équipe de Léogâne comptait aussi, sans aucun doute, pour les très nombreux jeunes cadres sportifs à travers tout le pays. Et nous nous retrouvions avec plaisir, nos carrières terminées, dans le grand fleuve de la vie.
Cependant, très jeunes et dopés par la beauté et le plaisir du jeu, nous échappait le jeu cynique du pouvoir central au Palais national, au Ministère de la Jeunesse et des Sports et à la FHF. Et c'est ce que nous verrons au troisième article: L'Interrégional et ses tares congénitales.
Patrice Dumont
Août 2025