28/04/2024
Au Kazakhstan 🇰🇿, les feminicide de Saltanat Nukenova brise un sujet tabou
Sur les images de vidéo surveillance, on la voit être traînée par les cheveux, recevoir des coups de poing et de pied. Quelques heures plus t**d, Saltanat Nukenova est décédée d'un traumatisme crânien. L'agresseur n'est autre que son époux, l'homme d'affaires et ex-ministre kazakh de l'Économie Kuandyk Bishimbayev. Il est accusé de torture, de meurtre avec une extrême violence et de crimes graves répétés.
Après avoir nié pendant des semaines, Kuandyk Bishimbayev a reconnu le 24 avril avoir battu et provoqué "involontairement" la mort de la jeune femme de 31 ans en novembre dernier. Le procès est diffusé en direct sur la page YouTube de la Cour Suprême, une première au Kazakhstan. Chaque jour, des centaines de milliers de personnes suivent les débats de ce féminicide qui secoue ce pays d'Asie centrale de 19 millions d'habitants.
"Un homme qui a décidé qu'il pouvait tout faire et que rien ne lui arriverait en échange, a simplement ôté la vie à sa femme", peut-on lire parmi les témoignages de femmes rassemblés par le Times of Central Asia. Évoquant cette affaire qu'elle estime être "la plus retentissante et la plus révélatrice de l’histoire de la justice du [Kazakhstan]", une jeune femme de 21 ans interrogée par le quotidien en ligne déclare que toutes les femmes victimes de violences attendent désormais de ce procès "une solution juste qui encouragerait le gouvernement à créer une loi criminalisant la violence domestique".
Les violences domestiques absentes du code pénal
Au lendemain du féminicide de Saltanat Nukenova, le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev l'avait assuré : "La loi doit être la même pour tous". En 2017, le Parlement kazakh avait supprimé du code pénal les articles relatifs aux "atteintes délibérées à la santé" et aux "coups et blessures" afin de les transférer au code administratif. Ainsi décriminalisés, les faits concernés par ces articles n'étaient alors désormais plus sanctionnés que d'une simple amende, et éventuellement de quelques jours de détention.
Mais en tant que telle, "la violence domestique n'a jamais été érigée en infraction à part entière", précise Vika Kim, chercheuse adjointe pour l'Asie centrale à Human Rights Watch (HRW), spécialisée dans les violences domestiques au Kazakhstan. La décision de 2017 de supprimer les articles sur les "coups et blessures" et les "atteintes délibérées à la santé" – les plus couramment utilisés pour enquêter et poursuivre les cas de violence domestique au Kazakhstan – n'a fait qu'éliminer la possibilité de poursuites pénales pour la plupart des cas de violence domestique.
Chaque année, les autorités recensent plus de 80 féminicides. L'ONU estime que le chiffre réel se situerait davantage au-delà de 400. L'affaire Saltanat Nukenova a créé une véritable onde de choc dans le pays. Le 15 avril, le président kazakh a signé une nouvelle loi visant à renforcer la protection contre la violence à l’égard des femmes, approuvée quelques jours plus tôt par le Sénat.
De nouvelles dispositions concernant la protection accrue des femmes contre la violence domestique entreront donc en vigueur prochainement, certaines en juin 2024, d'autres en janvier 2025. Ce nouveau texte, qui comprend aussi des amendements au code pénal, à la loi sur la prévention de la violence domestique, et à la loi sur le mariage et la famille, a produit quelques avancées saluées par les ONG. Elle récrimine notamment les "coups et blessures" et les "atteintes délibérées à la santé" avec des peines plus lourdes, et supprime également la possibilité de rechercher une "réconciliation" entre les parties comme moyen de résoudre les cas de "coups répétés", détaille Vika Kim.
Par ailleurs, la police devra désormais répondre à tous les cas de violence domestique, y compris les cas signalés dans les médias et sur les réseaux sociaux, même si la victime n'a pas déposé plainte. Actuellement, selon des rapports cités par The Astana Times, moins d’un tiers des femmes victimes de violences demande l’aide de la police.
En dépit de ces avancées, les ONG, dont HRW, déplore que la nouvelle loi n'incrimine toujours pas la violence domestique en tant que délit autonome. "Une avancée, mais incomplète", a estimé mardi 23 avril l'ONG internationale Human Rights Watch, qui déplore notamment que le nouveau texte législatif ne fasse pas explicitement de la violence domestique une infraction à part entière dans le code pénal. Le droit international des droits humains impose de reconnaître la violence domestique comme un crime grave contre les personnes et la société, rappelle HRW dans son communiqué.
La création d'un délit distinct de violence domestique pourrait garantir que d'autres types de violence au sein de la famille, comme la violence psychologique ou sexuelle, fassent également l'objet d'enquêtes et de poursuites appropriées. - HRW.
Aussi, ajoute Vika Kim, d'ici l'entrée en vigueur du texte en juin prochain, "les 'coups et blessures' et 'les atteintes délibérées à la santé' dans les cas de violences domestiques restent pour l'instant passibles d'un avertissement ou d'une arrestation administrative pour une durée maximale de 15 jours, conformément au code administratif en vigueur".
Selon les statistiques, 60,2 % des femmes kazakhes âgées de 15 à 49 ans ont subi des violences de la part d'un partenaire au moins une fois au cours de leur vie. Par ailleurs, une étude de la Fondation Friedrich Ebert révèle qu'un enfant sur six grandit en étant témoin de violences domestiques. Des violences longtemps considérées comme un sujet tabou et souvent sous-déclarées en raison de la stigmatisation sociale ou de la réconciliation forcée des victimes avec leurs agresseurs.