03/10/2025                                                                            
                                    
                                                                            
                                            Deux médecins face aux héritages de la violence : Fanon et Mukwege, soigner l’Histoire. Tribune de Niamba Malafi
Comment les sociétés se relèvent-elles des blessures infligées par la domination, l’exploitation et les guerres ?
La question traverse les époques et trouve un écho puissant dans deux figures médicales que le cinéma met aujourd’hui en regard : Frantz Fanon dans Fanon de Jean-Claude Barny, et Denis Mukwege dans Muganga, Celui qui soigne de Marie-Hélène Roux. Deux médecins, deux continents, deux temporalités, mais une même mission : affronter les traumatismes inscrits dans les corps et les consciences.
Frantz Fanon, psychiatre martiniquais engagé dans la guerre d’Algérie, a montré combien la colonisation n’était pas seulement un système politique ou économique, mais une machine à briser les esprits et les identités. Ses travaux, de Peau noire, masques blancs aux Damnés de la terre, révèlent comment la violence coloniale infiltre les institutions, construit des hiérarchies raciales et fabrique des blessures psychiques qui perdurent au-delà des indépendances.
À plusieurs décennies de distance, Denis Mukwege, gynécologue congolais et prix Nobel de la paix, opère dans un contexte marqué par d’autres formes d’exploitation : guerres alimentées par les convoitises minières, violences sexuelles utilisées comme arme de terreur. Dans son hôpital de Panzi, il soigne les corps des femmes mutilées, mais aussi la mémoire collective d’un pays meurtri. Comme Fanon, il affirme que la guérison n’est jamais seulement médicale : elle est politique, éthique et sociale.
Comparer Fanon et Mukwege, c’est comprendre la continuité des héritages de la domination. C’est constater que les violences d’hier, coloniales, trouvent des résonances dans celles d’aujourd’hui, post-coloniales. C’est aussi reconnaître que le corps, lieu de souffrance et de résistance, reste au cœur du combat pour la dignité.
Le cinéma, en donnant chair à ces figures, ouvre un espace de dialogue : Fanon et Mukwege, deux médecins qui refusent de détourner le regard, rappellent que soigner les blessures individuelles revient aussi à panser les plaies d’une Histoire qui continue de saigner.
Et si nous les écoutions ensemble ?
Fanon nous lègue une pensée critique pour comprendre les structures qui fabriquent l’oppression ; Mukwege incarne une pratique concrète qui redonne vie et espérance à ceux et celles que ces structures broient. Leur rencontre, au-delà du temps, nous invite à relier la pensée et l’action, à articuler mémoire et responsabilité. C’est un appel à refuser l’indifférence, à dénoncer les mécanismes de domination qui se répètent, et à choisir le soin (des corps, des institutions, de nos imaginaires collectifs) comme une forme radicale de résistance.
Par Niamba Malafi
Auteur et observateur des dynamiques culturelles en Afrique centrale et dans la diaspora africaine, artiste pluridisciplinaire, entrepreneur culturel et initiateur du Salon des Bruits des Villes Africaines.