11/09/2025                                                                            
                                    
                                                                            
                                            Mobutu, prophète du chaos ou architecte d’un État vulnérable
 Il y a des phrases qui traversent le temps comme des éclairs figés dans la mémoire collective. « Après moi, le déluge », attribuée à Mobutu Sese Seko.  Vingt-huit ans après la chute du Maréchal, cette formule résonne comme une prophétie cruelle, un testament politique déguisé, ou pire : une stratégie de dissuasion par le chaos.
*Une phrase, un système*
La formule, empruntée à Louis XV, installe Mobutu non seulement comme chef d’État, mais comme incarnation exclusive de l’ordre. Elle suggère que toute tentative de succession ou de réforme serait vouée à l’échec, car le système lui-même est conçu pour ne pas survivre à son créateur. En d’autres termes, Mobutu ne gouvernait pas un État : il était l’État.
Cette personnalisation extrême du pouvoir s’est traduite par une centralisation autoritaire, une désinstitutionnalisation du politique, et une culture de la dépendance où les élites, les provinces et même les citoyens étaient suspendus à la volonté du chef. Le MPR n’était pas un parti : c’était une extension de sa voix. L’armée n’était pas une institution : c’était un bras loyal. Et la justice, un instrument de neutralisation.
*Le Congo que Mobutu a laissé : uni mais vulnérable*
À sa chute en mai 1997, Mobutu laisse derrière lui un Congo territorialement intact, administrativement cohérent, et symboliquement unifié. Malgré les tensions ethniques, les frustrations sociales et les dérives autoritaires, le pays fonctionnait comme un tout. Les frontières étaient respectées, les institutions — bien que affaiblies — existaient, et l’idée de la République, même déformée, conservait une certaine légitimité.
Mais cette unité était structurellement fragile. Elle reposait sur la peur, la loyauté clientéliste, et l’absence d’alternatives. Aucun mécanisme de transition démocratique n’avait été prévu. Aucun contre-pouvoir n’avait été consolidé. Et aucune culture de la relève n’avait été encouragée.
*L’AFDL : la rébellion comme fracture inaugurale*
L’arrivée de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi, marque une rupture brutale. Sous prétexte de libération, elle introduit une logique de militarisation du pouvoir, une dépendance géopolitique, et une fragmentation territoriale qui n’a cessé de s’aggraver.
Le Congo uni devient un champ de bataille régional, où les provinces de l’Est se transforment en zones de guerre, les ressources en butin, et les populations en variables d’ajustement. L’État central perd son autorité, les institutions se disloquent, et la souveraineté devient un slogan creux.
 *Le déluge, version congolaise*
Depuis 1997, la RDC vit dans une postérité troublante du mobutisme, mais sans sa cohérence verticale. Le multipartisme a remplacé le parti unique, mais sans idéologie. La liberté formelle a succédé à la répression, mais sans sécurité. Et la gouvernance s’est démocratisée en apparence, mais s’est privatisée en réalité.
L’Est du pays est devenu un laboratoire du chaos, où les groupes armés dictent la loi, les multinationales exploitent sans contrôle, et l’État se contente d’observer — ou de négocier. À Kinshasa, les institutions peinent à incarner la République : la justice est lente, le parlement polarisé, et l’exécutif souvent opaque.
Le déluge n’est pas une métaphore. C’est une condition politique, une forme d’habiter le pouvoir sans projet, où l’urgence remplace la vision, et la survie supplante la citoyenneté.
*Et maintenant ?*
La jeunesse congolaise n’a pas connu Mobutu, mais elle vit dans son ombre. Elle hérite d’un pays où la République est un mot, pas une réalité. Où la justice est une fiction, et la citoyenneté un luxe. Pourtant, elle refuse la fatalité. Elle manifeste, elle crée, elle questionne.
Mais cette mobilisation reste dispersée, souvent récupérée, parfois découragée. Le défi n’est plus de survivre au déluge, mais de refuser qu’il devienne un horizon permanent. Cela exige une refondation : des institutions solides, une mémoire politique assumée, et une mobilisation civique radicale.
*La prophétie est réversible, mais pas sans volonté politique*
Mobutu a dit « Après moi, le déluge ». Il aurait pu dire : « Après moi, la reconstruction ». Mais il ne l’a pas fait. Il a préféré laisser un système verrouillé, une République sans républicains, et une mémoire sans transmission. Ce silence est devenu un bruit de fond, un chaos prolongé que le pays n’a jamais su transformer en projet collectif.
Il est temps que cette formule cesse d’être un prétexte à l’inaction ou à la nostalgie. Elle doit devenir un mot d’ordre inversé, un appel à la rupture, une injonction à reconstruire.
Et cette responsabilité ne repose pas uniquement sur les citoyens. Elle interpelle les autorités congolaises — gouvernement, parlement, magistrature, élites intellectuelles — qui ne peuvent plus se contenter de gérer l’urgence, de commenter l’instabilité ou de recycler les logiques du passé.
À ceux qui gouvernent aujourd’hui, il faut rappeler que l’histoire ne pardonne pas l’indifférence. Que l’État ne se résume pas à des discours, mais à des actes. Que la République ne se défend pas dans les salons, mais dans les territoires abandonnés, les tribunaux paralysés, les écoles désertées.
Journal La Transparence