17/04/2025
🐣 Le conte de Pâques, par Bénédicte Gandois
L’incendie de la chocolaterie
Du haut de mes huit ans, jamais je n’avais vu mon père aussi effondré. Ma mère, livide, en robe de chambre, au milieu du salon, tentait de réaliser ce qui se passait. Et le vieux Jeremiah, le gardien de l’atelier, se balançait d’un pied sur l’autre sans savoir que faire. Quelques heures, en cette nuit du 4 mars 1891, avaient suffi à détruire la chocolaterie familiale. Malgré l’effort des pompiers des casernes de Château-Landon et Château-d’Eau, qui étaient parvenus à éteindre les flammes avant qu’elles n’atteignent «la Jardinière», le magasin de nouveautés 1 voisin, il ne restait plus grand-chose des ateliers.
– Par chance, il n’y a eu aucun blessé, commentait doucement Jeremiah.
– Mais, pour la production… c’est terminé. Et Pâques est dans deux semaines!
– … vingt-cinq ouvriers au chômage… et leurs familles… comment les nourriront-ils? murmura ma mère en se tordant les mains.
Il faut dire qu’elle avait grandi dans l’usine, construite par son père, Alsacien qui s’était installé à Paris. Elle connaissait chaque employé de la Chocolaterie de Belleville.
– On a quand même réussi à sauver trois sacs de cacao, ils sont chez la v***e Duvoisin.
– Oui… merci, Jeremiah. Mais, maintenant? A part mettre la clef sous la porte… jamais nous ne pourrons honorer nos commandes de Pâques!
C’est à ce moment-là que ma grand-mère, Mariette, qu’on croyait assoupie dans son fauteuil près de la fenêtre, à mille lieues des discussions et de l’inquiétude de mes parents, intervint.
– Hé! bien, mon cher Henri, il n’y a qu’à faire des œufs peints et décorés, comme dans mon enfance! On n’avait pas de chocolat, alors, tu sais, ma petite Ninon, ajouta-t-elle en me faisant un clin d’œil.
Je souris un peu et tous se tournèrent vers moi, comme s’ils venaient de se rappeler de ma présence. Puis ma mère porta une main tremblante à ses cheveux:
– Maman, s’il te plaît, ne dis pas de bêtises, lui répondit-elle.
Le soleil se levait et j’entendis peu à peu tous les bruits du matin, qui d’habitude me réveillent: le vrombissement des machines de l’ébénisterie Etienne, en face, la cloche du tramway, les rideaux métalliques des boutiques qui se lèvent, les voix des marchands… Mon père glissa un peu d’argent dans la main de Jeremiah en remerciement de tous les efforts fournis par le vieux gardien pour défendre «son» usine, et partit se préparer. Il devait maintenant évaluer les dégâts avec Monsieur Martin, son secrétaire. De mon côté, je me débarbouillai en hâte et cherchai Aline, notre domestique. Au vu des circonstances, j’hésitais à lui demander mon chocolat chaud habituel. Une tartine beurrée me suffirait. Soudain, Grand-maman Mariette surgit derrière moi:
– Ninon, tu es prête? On a du travail! dit-elle avec un clin d’œil.
Je la suivis sans comprendre. On traversa Paris en autobus jusqu’au quartier des Halles, où elle choisit quelques douzaines d’œufs.
– Avec le Carême, les prix sont au plus bas, c’est une chance! me glissa-t-elle à l’oreille.
On s’arrêta au retour à La Jardinière, où ma grand-mère, après avoir choisi plusieurs rouleaux de rubans, tentait de négocier un rabais auprès du directeur, que l’on connaissait bien.
– Je veux bien vous aider, voisine, mais… et avec vos employés à reloger… c’est qu’on se serre déjà les coudes!
Satisfaite, ma grand-mère traversa la cour et entra par la porte arrière dans notre chocolaterie. Ou plutôt dans ce qu’il en restait. J’avais le cœur qui battait. Je tentais de la suivre de mon mieux, claudiquant sous le poids du cabas.
Alors, comme s’il n’y avait jamais eu d’incendie, devant les yeux incrédules des employés désespérés, elle s’installa à une longue table et entreprit de sortir tout son matériel. Au bord des larmes, je n’osais pas regarder autour de moi. Au-delà de cette pièce, les traces des flammes étaient partout. L’entrepôt et la salle des torréfacteurs anéantis. Mal à l’aise, je m’assis, pendant que ma grand-mère s’activait. Mon père, qui discutait un peu plus loin, accourut à grandes enjambées:
– Belle-maman, que faites-vous?
– Hé, bien, des œufs décorés! Comme dans mon enfance, avant toutes vos machines et quand le chocolat n’existait pas!
– Je vous en prie, ce n’est pas le moment de plaisanter!
Soudain fâchée, ma grand-mère se redressa, d’une colère que je ne lui connaissais pas.
– Mon cher Henri, ce n’est ni la première fois qu’un malheur s’abat sur une famille ni la dernière! Alors, nous allons préparer avec vos ouvriers des œufs peints et décorés de rubans et nous les vendrons. Ça nous occupera tous, et ils pourront gagner quelques sous pour joindre les deux bouts en attendant que l’on puisse de nouveau faire vos chocolats!
Etonnés, une dizaine d’employés s’étaient rapprochés, tandis que grand-mère Mariette expliquait comment nous allions procéder. Mon père n’osa plus rien dire.
Alors, l’espoir revint dans l’usine dévastée et l’on se mit tous au travail. Moi, je coupais des morceaux de ruban de longueur égale. D’autres vidaient les œufs, d’autres les peignaient. Deux ouvrières en couvraient certains d’une sorte de résille en macramé. A midi, nous bavardions avec entrain et, à la fin de la journée, nous avions retrouvé le sourire.
1. Un magasin de nouveautés au XIXe siècle vendait des tissus ainsi que des produits de confection, chapeaux, gants, sous-vêtements, et des articles de mercerie.