11/09/2025
[Vitrine Politique]🇨🇮 La transhumance politique en Côte d’Ivoire : entre héritage historique et défi démocratique
La transhumance politique, c’est-à-dire le passage d’un acteur ou d’un groupe d’un parti à un autre, est une pratique qui s’est progressivement enracinée dans la vie publique ivoirienne. Bien qu’elle ne soit pas propre à la Côte d’Ivoire, elle a pris, au fil des décennies, une ampleur telle qu’elle influence directement la perception des citoyens vis-à-vis de leurs dirigeants et des institutions démocratiques.
Pour comprendre l’évolution actuelle, il convient de rappeler que la transhumance politique en Côte d’Ivoire trouve ses racines dans les années 1990. En effet, avec l’ouverture au multipartisme après plusieurs décennies de parti unique sous la houlette du PDCI-RDA de Félix Houphouët-Boigny, de nouvelles forces politiques émergent. Ainsi, le Rassemblement des Républicains (RDR), fondé par Djeni Kobina en 1994 et popularisé par Alassane Ouattara, attire dans ses rangs plusieurs cadres issus du PDCI. Henriette Diabaté, Amadou Gon Coulibaly ou encore Marcel Amon-Tanoh figurent parmi les personnalités qui font ce choix à l’époque.
Parallèlement, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo connaît lui aussi des défections au fil du temps. L’exemple de Lida Kouassi, ancien ministre de la Défense, qui rejoindra plus t**d le camp présidentiel après la crise de 2010-2011, illustre bien la continuité de ce phénomène. Ces mouvements traduisent à la fois des repositionnements idéologiques et des calculs stratégiques en fonction du rapport de force politique du moment.
Les motivations de ces changements d’allégeance sont multiples. Certains acteurs évoquent des divergences idéologiques ou des désaccords sur la gouvernance interne de leurs partis. D’autres, en revanche, semblent davantage guidés par des ambitions personnelles ou par l’attrait du pouvoir et des avantages matériels. Comme le souligne l’exemple de Charles Konan Banny, ancien cadre du PDCI et Premier ministre sous Laurent Gbagbo, plusieurs leaders ont su se repositionner stratégiquement en fonction des opportunités offertes. De même, des personnalités comme Thierry Tanoh ont opté pour des choix similaires, renforçant l’idée que la transhumance répond autant à des logiques individuelles qu’à des nécessités politiques.
Actualité récente : des mouvements toujours d’actualité
Aujourd’hui encore, la transhumance politique continue de marquer la vie publique. À l’approche de la présidentielle d’octobre 2025, ce phénomène s’intensifie. En mars dernier, vingt-cinq partis d’opposition dont le PDCI, le FPI, le MGC de Simone Ehivet Gbagbo ou encore le COJEP de Charles Blé Goudé se sont regroupés pour créer la Coalition pour l’Alternance Pacifique en Côte d’Ivoire (CAP-CI). Cette coalition, qui revendique des réformes électorales, a provoqué une recomposition du paysage politique et contraint de nombreux acteurs à choisir leur camp.
Dans le même temps, certains cadres se rapprochent du parti au pouvoir. Ainsi, en avril 2025, Jean-Yves Esso Essis, destitué de la présidence d’un mouvement proche du PDCI, a officiellement rejoint le RHDP et aujourd'hui c'est le tour de Me Linda Diplo ancienne cadre et membre du bureau politique du PDCI RDA de rejoindre le parti au pouvoir. Leur choix a été largement médiatisé, tout comme celui d’autres responsables locaux, parfois secrétaires de section ou élus, qui basculent entre le RHDP et le PDCI en fonction de leurs intérêts politiques. De même, lors de la création du RHDP unifié en 2018, des figures comme Patrick Achi, aujourd’hui Premier ministre, ou Adjoumani Kouassi avaient quitté le PDCI pour rallier la majorité présidentielle.
Cependant, il convient de noter que la transhumance ne se limite pas au camp présidentiel. Dans l’opposition, Pascal Affi N’Guessan s’est démarqué de la ligne dure de Laurent Gbagbo pour tracer sa propre voie au sein du FPI.
De toute évidence, cette instabilité partisane a des répercussions profondes sur l’éducation politique des populations. D’une part, elle entretient une certaine confusion : les citoyens ont du mal à distinguer les convictions idéologiques des simples calculs électoraux. D’autre part, elle nourrit une méfiance croissante vis-à-vis des acteurs politiques, perçus comme opportunistes.
Pour les jeunes générations, le risque est encore plus préoccupant. En observant des leaders qui changent régulièrement de camp, les futurs acteurs politiques pourraient être tentés de considérer la transhumance comme une stratégie normale, voire incontournable, pour gravir les échelons. Cette perception pourrait affaiblir la culture de loyauté et de constance, pourtant essentielle au développement d’une démocratie solide.
Par ailleurs, la multiplication des défections fragilise la discipline interne des partis, brouille la lisibilité de leurs programmes et contribue à affaiblir l’opposition lorsqu’elle perd des cadres au profit du camp présidentiel.
À terme, cela peut déséquilibrer le jeu démocratique et limiter l’émergence d’alternatives crédibles.
En définitive, la transhumance politique est à la fois le reflet de la liberté individuelle garantie en démocratie et un révélateur des fragilités du système politique ivoirien. Elle n’est pas nécessairement négative, car elle peut découler d’un véritable désaccord de fond ou d’un refus de cautionner certaines pratiques internes. Toutefois, sa banalisation, combinée à l’absence de sanction électorale ou morale, menace de réduire l’engagement politique à un simple calcul de carrière.
Ainsi, il apparaît urgent de renforcer l’éducation civique, de promouvoir la transparence dans les choix politiques et de responsabiliser les leaders afin que la constance dans les convictions l’emporte sur les opportunités de court terme. Car au-delà des ambitions individuelles, c’est bien la crédibilité de la démocratie ivoirienne et la formation des générations futures qui sont en jeu.
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