17/12/2025
⬛🟩 AUTOPSIE D’UN DÉCALAGE NORMATIF ET D’UNE CRISE DE LÉGITIMITÉ DANS LES CONSEILS RÉGIONAUX
L’adoption de la loi N° 2019/024 du 24 décembre 2019 portant Code général des collectivités territoriales décentralisées devait marquer un tournant historique, presque cathartique, dans l’édification institutionnelle du Cameroun. Elle était porteuse d’une promesse solennelle, celle de territorialiser le pouvoir, rapprocher la décision publique des citoyens et pacifier durablement l’espace politique local par la vertu organisatrice du droit.
Mais l’épreuve du réel, toujours plus lucide que l’intention normative, a rapidement dissipé cette illusion. Loin de produire l’harmonie attendue, la loi de 2019 a mis au jour les fractures d’un État suspendu entre une normativité abstraite, des réalités partisanes hégémoniques et des pulsions politiques individuelles que le droit, mal arrimé à sa propre sociologie, ne parvient plus à discipliner. La décentralisation, conçue comme remède institutionnel, s’est muée en révélateur d’une crise plus profonde de cohérence normative.
Les articles 307, 308 et 309 organisent avec minutie l’architecture interne des Conseils régionaux. Lélection du Président et du Bureau par les pairs, le scrutin secret à majorité graduée, la durée du mandat calquée sur celle du Conseil, les mécanismes de recours et constatation par l’autorité ministérielle. Pris dans leur cohérence interne, ces dispositifs relèvent d’une orthodoxie classique du droit public décentralisé, presque académique dans sa pureté formelle.
Mais cette construction repose sur un postulat silencieux et décisif, celui d’un Conseil Régional conçu comme un espace institutionnel neutre, affranchi des déterminations des partis, gouverné par la seule rationalité procédurale. Or, ce postulat est une fiction. L’autonomie ainsi proclamée est homéopathique, infinitésimale dans sa portée réelle, mais potentiellement explosive dans ses effets politiques. En prétendant soustraire l’institution régionale au fait partisan, le législateur n’a pas neutralisé le conflit ; il l’a déplacé, dissimulé, puis amplifié.
Face à cette autonomie juridique hors-sol se dresse un bloc normatif autrement plus ancien, plus structuré et surtout plus opérant, celui du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC). Les articles 23, 27 et 28 des Statuts du RDPC consacrent sans ambiguïté une architecture hiérarchique rigoureuse. Le Président National en est le centre de gravité absolu ; le Comité Central, qu’il préside, détient les compétences stratégiques majeures, notamment en matière d’investiture ; le Secrétariat Général agit sous son Autorité directe pour garantir la discipline et l’exécution des décisions.
Les articles 57, 58 et 59 du Règlement intérieur parachèvent cette construction en conférant au Parti un pouvoir de Direction politique des élus, un pouvoir de contrôle permanent et, surtout, un pouvoir disciplinaire effectif, immédiat et contraignant. Nous sommes ainsi confrontés à deux rationalités normatives concurrentes. D’un côté, la rationalité juridique étatique, abstraite, procédurale, indifférente à l’appartenance à un parti politique ; de l’autre, la rationalité partisane, centralisée, hiérarchique, fondée sur la loyauté, l’investiture et l’obéissance statutaire. La loi de 2019 ne les articule pas ; elle les juxtapose. Et c’est dans cette superposition non pensée que la crise prend corps.
Lorsque certains conseillers régionaux invoquent les articles 307 à 309 pour contester les investitures du RDPC et se porter candidat à une élection dans un exécutif parlementaire ou dans les CTDs, ils se situent dans une zone de légalité formelle irréprochable, mais dans une zone de rupture politique totale. Juridiquement, rien n’interdit à un conseiller issu du RDPC de voter contre la ligne du Parti ; statutairement, tout l’interdit. De cette contradiction naissent deux figures également problématiques, celle du candidat investi par le Parti mais politiquement légitime et juridiquement défait par une manœuvre interne, et celle du candidat élu contre la volonté expresse du Parti, juridiquement protégé jusqu’au terme du mandat régional, mais politiquement orphelin, privé de la souveraineté du parti politique qui fonde, dans la réalité camerounaise, l’efficacité et la cohérence de l’action publique.
La loi protège ce dernier ; le Parti le récuse ; l’opinion publique s’interroge ; l’État observe, impuissant. À cet instant précis, la décentralisation cesse d’être un instrument de gouvernance pour devenir un théâtre d’humiliation institutionnelle, où la loi n’apaise plus, mais attise les tensions. Ce dilemme, d’une gravité exceptionnelle, révèle la vétusté conceptuelle du cadre normatif camerounais, un droit qui persiste à séparer artificiellement l’État et le Parti là où l’histoire politique les a imbriqués de manière organique.
Ce qui se joue aujourd’hui dans les Conseils régionaux dépasse largement la querelle d’investiture. Il s’agit d’une crise de hiérarchie des normes, d’une confusion entre la légitimité procédurale et l’autorité politique réelle. En refusant de penser l’articulation entre la loi de la République et les textes fondateurs du parti majoritaire, le législateur a créé une zone grise propice aux lectures opportunistes, aux indisciplines calculées et aux rébellions feutrées. La loi, au lieu d’être une boussole, devient un alibi.
Un État fort ne tolère pas la coexistence durable de deux légitimités concurrentes sans mécanisme de conciliation. En ignorant cette exigence, le Cameroun s’expose à une fragilisation continue de son autorité normative. Les textes actuels, conçus dans une logique importée et décontextualisée, méconnaissent une réalité essentielle. Dans le système politique camerounais, le parti majoritaire n’est pas un acteur périphérique, mais un pilier structurant de la gouvernance.
Dès lors, l’urgence n’est plus à la dénonciation morale, mais à la réforme structurelle. Il devient impératif soit d’inscrire explicitement le rôle des partis politiques dans le fonctionnement des exécutifs régionaux, soit de redéfinir avec courage les limites de la discipline militante dans un État décentralisé. Continuer à juxtaposer la loi de la République et les textes fondateurs des partis politiques sans mécanisme d’articulation revient à entretenir un champ de mines institutionnel permanent.
La crise qui secoue aujourd’hui les Conseils régionaux n’est ni fortuite ni conjoncturelle ; elle est le symptôme d’un mal plus profond, celui d’un droit déconnecté du réel et d’un cadre normatif figé face à une société en mutation rapide. En prétendant émanciper l’institution régionale, les articles 307, 308 et 309 du Code de la décentralisation ont paradoxalement exposé les contradictions internes de l’État, révélant la fragilité d’une normativité formelle, presque homéopathique, confrontée à la force structurante et disciplinaire des textes fondateurs du RDPC. Tant que le Cameroun persistera à dissocier artificiellement la loi de son histoire politique et la règle de sa sociologie réelle, la décentralisation demeurera inachevée, et les Conseils régionaux resteront le miroir cruel d’un État hésitant entre la pureté des textes et la réalité charnelle du pouvoir.
La mise en place des exécutifs régionaux, marquée par des luttes d’investiture, des candidatures juridiquement protégées et une compétition exacerbée au sein du collège électoral, agit dès lors comme un révélateur brutal de la défaillance du cadre normatif et interpelle l’État sur l’urgence d’une véritable culture des réformes. À défaut d’une refonte lucide et courageuse des textes, adaptée aux mutations sociales, politiques et institutionnelles, les frustrations continueront de s’accumuler à l’approche des échéances législatives et municipales à venir, au risque d’installer une rupture silencieuse mais profonde entre les institutions et les citoyens. L’heure n’est pas à la peur, mais à la lucidité et à l’audace réformatrice. Le Cameroun est à un carrefour historique, sommé de réconcilier sa loi avec la vérité de son corps politique, sous peine de voir l’histoire lui rappeler qu’aucun État ne gouverne durablement contre le temps.
Yokadouma, le 16 décembre 2025
Depuis les profondeurs ancestrales de la forêt sacrée de Bompello, au cœur du Canton Bidjouki, arrondissement de Yokadouma, département de la Boumba et Ngoko, Région de l’Est, s’élève la voix de la sentinelle.
Par SAKABIENI Thomas
Conseiller municipal
Chargé de mission à la DPD-CC-RDPC / Boumba et Ngoko