06/04/2025
Voici la suite du prologue du .
Bonne lecture:
Chapitre I : L'Ombre d'une Obsession
Le lendemain matin, le soleil de Yaoundé tentait de percer la brume légère qui coiffait encore les collines, promettant une journée chaude et humide. Le chaos familier de la ville reprenait ses droits : klaxons impatients, vendeurs haranguant les passants, odeurs de beignets chauds et de café fort flottant dans l'air. Mais pour Bolo, marchant d'un pas rapide vers les locaux de Radio Mboa FM, le monde semblait étrangement distant, assourdi. Son esprit était ailleurs, tourbillonnant dans les ténèbres de la nuit précédente, accroché aux images insoutenables du journal télévisé.
Bolo avait trente ans. Un solide gaillard camerounais, toisant la foule du haut de son mètre quatre-vingts. Sous le simple tee-shirt bleu délavé et le jean qu’il portait presque quotidiennement – ses habitudes vestimentaires se résumant à cette combinaison confortable et passe-partout, variant seulement la couleur du haut –, on devinait une charpente athlétique, héritage probable d'années de football de quartier. Ses cheveux crépus étaient coupés courts, dégageant un front volontaire sur lequel perlait déjà une fine sueur malgré l'heure matinale. D'ordinaire, son regard pétillait d'une curiosité insatiable, mais ce matin, il était voilé par une préoccupation sombre.
Le Rôdeur de Nuit... Le nom glaçant ricochait dans sa tête. Et avec lui, le sinistre décompte. Six mois. Cela avait commencé il y a six mois, presque discrètement, avec Marie. Une jeune femme sans histoire, retrouvée dans une ruelle sombre. Puis, le mois suivant, Christine Ngo. Le schéma macabre commençait à se dessiner. Un silence de trois mois, une accalmie trompeuse, avant la découverte de Madeleine Soppi. Mère d'une adorable fillette de douze ans, songeait Bolo avec une boule dans la gorge. L'idée de cette enfant privée de sa mère par une telle barbarie lui était insupportable. Et maintenant, hier, Grace. Poignardée. Mutilée jusqu'au visage. Horrible !
Les questions se bousculaient dans son esprit, aussi chaotiques que la circulation environnante. Pourquoi ? Pourquoi cette escalade dans la violence ? Pourquoi ces femmes ? Y avait-il un lien entre elles, autre que leur funeste destin ? Et cette mise en scène macabre... toujours retrouvées nues, comme dépouillées de leur dernière dignité. Était-ce une signature ? Un message ? Et comment faisait-il, ce tueur ? L'hypothèse du bensikineur semblait plausible, terrifiante de facilité. Un moyen de transport si commun, si anodin, transformé en piège mortel. Mais comment identifier un visage parmi les milliers de conducteurs de moto-taxis qui sillonnaient la ville jour et nuit ? Bolo sentait le vertige le gagner face à l'ampleur de la tâche.
Il arriva devant le petit bâtiment décrépi abritant Radio Mboa FM. L'enseigne peinte à la main commençait à s'écailler sous l'assaut du soleil et des pluies. À l'intérieur, l'ambiance était celle d'une ruche modeste : un standardiste répondant au téléphone, le son étouffé d'un jingle provenant d'un studio, l'odeur de vieux papiers mêlée à celle du café instantané. Son collègue animateur, le jovial Papi Joe, lui lança un salut sonore :
« Eh, Bolo ! Le fantôme ! T'as vu l'heure ? Le boss va encore râler ! »
Bolo répondit par un vague sourire et un geste de la main, trop absorbé pour engager la conversation habituelle. Il se dirigea d'un pas décidé vers le fond du couloir, vers le bureau du responsable des programmes.
Il frappa. Une voix bourrue répondit : « Entrez ! »
Derrière un bureau envahi de dossiers, de cassettes audio et d'une vieille radio à transistors, se tenait Monsieur Eko. La cinquantaine bien tassée, chemise à manches courtes un peu froissée malgré la climatisation poussive, il leva des yeux sévères mais pas méchants vers Bolo.
« Ah, c'est toi Bolo. Qu'est-ce qu'il y a encore ? J'espère que tu ne viens pas me demander une avance sur salaire. »
« Non, Chef, pas aujourd'hui, » répondit Bolo, sa voix plus ferme qu'à l'accoutumée. Il resta debout devant le bureau. « C'est à propos du Rôdeur de Nuit. »
Monsieur Eko arqua un sourcil, sa curiosité piquée malgré lui. « Le tueur dont tout le monde parle ? Quoi, tu veux faire une émission spéciale 'frissons garantis' ? » Un sourire amusé étira ses lèvres.
« Non, Chef. Je veux enquêter. Je veux découvrir qui c'est. »
Le sourire de M. Eko s'effaça, remplacé par un rire bref et incrédule. « Toi ? Enquêter ? Bolo, mon garçon, tu es animateur radio, pas commissaire de police ! Laisse ça aux professionnels. Contente-toi de passer des bons sons et de lire les dédicaces. »
« Mais Chef, personne ne semble rien trouver ! » insista Bolo, faisant un pas en avant, ses mains se crispant légèrement. « Quatre femmes sont mortes ! La dernière a été massacrée ! On ne peut pas juste... passer des disques et faire comme si de rien n'était. Les gens ont peur. Nos auditrices ont peur ! C'est notre devoir d'en parler, de chercher, de comprendre ! Je suis peut-être qu'un animateur, mais je suis aussi un citoyen de cette ville, et je suis révolté. Je dois faire quelque chose. »
Il y avait une telle flamme dans le regard de Bolo, une telle détermination dans sa posture, que M. Eko le dévisagea avec une attention nouvelle. Il connaissait l'idéalisme de son jeune employé, souvent source de moqueries cordiales, mais là, c'était différent. Ce n'était plus le rêveur habituel, c'était un homme animé par une conviction profonde. Le vieux routier de la radio vit peut-être aussi une opportunité : une petite station comme la leur, si elle sortait une information exclusive sur cette affaire qui terrifiait la capitale...
Il soupira longuement, passant une main sur son visage. « Écoute, Bolo... C'est extrêmement dangereux. Ce type est un psychopathe, et la police elle-même piétine. Tu n'as aucune expérience, aucun moyen... » Il marqua une pause, observant la détermination inflexible dans les yeux de Bolo. « Bon. D'accord. Essaie. Vois ce que tu peux trouver. Mais discrètement, tu m'entends ? Ne te mets pas en danger inutilement. Au moindre pépin, tu laisses tomber. Et que ça n'empiète pas sur ton travail ici, c'est clair ? Tes émissions d'abord. »
Un éclair de triomphe passa dans le regard de Bolo, aussitôt maîtrisé. « Merci, Chef. Merci. Vous ne le regretterez pas. »
« J'espère bien, » grommela M. Eko, déjà replongé dans ses dossiers, comme pour signifier que l'audience était terminée.
Bolo sortit du bureau, le cœur battant la chamade. Il avait obtenu un feu vert, aussi mince et conditionnel soit-il. En traversant la petite salle de rédaction, il ignora les regards curieux. Une énergie nouvelle, faite d'appréhension et d'une excitation fébrile, le parcourait. Il sortit son carnet à spirale de la poche arrière de son jean. Il y avait tant à faire, tant d'ombres à dissiper. La traque du Rôdeur de Nuit venait officiellement de commencer, et Bolo sentait, avec une certitude mêlée d'effroi, que sa vie venait de basculer dans une dimension bien plus sombre et sensationnelle qu'il ne l'aurait jamais imaginé.
Chapitre II : Poussière, Rumeurs et Noms Divins
Le véritable travail commençait, et Bolo l'aborda avec l'enthousiasme fébrile du débutant mais les moyens dérisoires de l'amateur. Sa première étape fut de transformer un coin de son modeste salon en quartier général d'enquête. Il rassembla les quelques coupures de journaux qu'il put dénicher chez les vendeurs ambulants ou en fouillant dans les archives poussiéreuses de la radio – des articles aux titres sensationnalistes, souvent contradictoires, imprimés sur un papier jauni qui semblait aussi fragile que les pistes qu'il contenait. Tenter de reconstituer les faits à partir de ces fragments donnait l'impression d'assembler un puzzle dont la moitié des pièces manquaient et l'autre moitié avait été grignotée par les termites tropicaux.
Quant aux témoignages officiels, n'y pensons même pas. Sa vague connaissance au commissariat local, l'inspecteur Mbarga, fut plus intéressé par la perspective d'une bière offerte que par l'idée de partager des informations classifiées avec un "fouineur de radio". Bolo comprit vite qu'il devrait se débrouiller seul, sur le terrain.
Il décida de commencer par Nkolbisson, là où le corps de Grace avait été retrouvé. Le quartier s'étendait sur une colline, un enchevêtrement de maisons en parpaings nus et de baraques en planches, reliées par des pistes de terre rouge. Bien que la saison sèche battît son plein, transformant la ville en étuve poussiéreuse, certaines zones basses de Nkolbisson restaient des bourbiers permanents, cicatrices liquides où croupissaient les eaux usées et les restes des dernières pluies. Progresser ici relevait du sport d'aventure : slalomer entre des nids-de-poule capables d'avaler une moto entière, éviter des rigoles aux effluves suspects, et respirer une poussière ocre si épaisse qu'elle semblait pouvoir se manger à la cuillère.
Bolo interrogea les riverains avec toute la diplomatie dont il était capable. Les réponses furent à l'image du quartier : chaotiques et insaisissables.
« Le Rôdeur ? Jamais vu, mon frère, » lui lança un jeune homme assis sur un banc, les yeux rougis par le manque de sommeil ou autre chose. « La nuit, ici, on dort ou on veille sur nos portes. On ne regarde pas dehors. »
Une femme plus âgée, tenancière d'une petite échoppe de beignets, se signa avant de murmurer : « On dit que c'est un ekong ! Un sorcier qui vole l'âme des femmes ! Il ne faut pas chercher ces choses-là ! »
Un autre, méfiant, le toisa de haut en bas. « Pourquoi tu poses toutes ces questions ? T'es qui même ? La police ? Parce que sinon, circule. »
Obtenir une information fiable ici semblait plus compliqué que de capter la 4G avec un téléphone des années 2000. Bolo repartit de Nkolbisson avec son carnet presque vide et une couche de poussière rouge lui donnant l'air d'un revenant.
Les jours suivants, il arpenta d'autres quartiers touchés de près ou de loin par le drame : Madagascar, où aurait vécu Marie, la première victime ; la Briqueterie, réputée pour ses nuits agitées. Partout le même constat : il piétinait. Littéralement, dans la poussière et les détritus, et métaphoriquement, dans son enquête. Les gens haussaient les épaules, offraient des rumeurs plus folles les unes que les autres (le tueur serait un ministre ! Un expatrié ! Un fantôme !), ou se terraient dans un silence prudent. La frustration commençait à ronger Bolo. Assis sur le rebord d'un caniveau à Essos, épongeant son front sous le soleil de plomb, il soupira. Sa liste de suspects potentiels était aussi fournie que le programme de reboisement national : inexistante. L'enquête avançait plus lentement qu'un fonctionnaire cinq minutes avant la fin du service.
Ce dimanche matin-là, une idée le poussa vers la petite paroisse catholique du quartier Mvog-Ada, non loin de chez lui. Peut-être que l'église, lieu de rassemblement et de confidences, recèlerait une oreille plus attentive, une bribe d'information utile. C'est là, sous le manguier qui ombrageait le parvis après la messe, qu'il remarqua Mama Martine. Une figure du quartier, la septantaine vive, toujours vêtue d'un Kaba Ngondo coloré, elle vendait des arachides grillées et des bonbons aux enfants. Ses yeux pétillaient de malice et de bonté. Bolo s'approcha, saluant avec le respect dû aux anciens.
« Mama Martine, bonjour ! Comment allez-vous aujourd'hui ? »
« Ah, Bolo, mon fils ! » répondit-elle avec un large sourire édenté. « Ça va, ça va par la grâce de Dieu. Mais le cœur est lourd, tu sais. Avec toutes ces histoires... »
Bolo acquiesça gravement. « C'est justement pour ça que je voulais vous parler, Mama. Cette peur qui grandit... ce 'Rôdeur'... Les gens sont terrifiés. »
Mama Martine soupira, son visage se rembrunit. Elle fit un rapide signe de croix. « Ah, mon enfant... Ces pauvres filles... Quelle tragédie ! D'abord la petite Marie, que Dieu ait son âme... Vierge Marie, quelle tristesse ! Puis cette Christine Ngo... Vierge Marie ! Si jeune aussi ! Et après, la pauvre Madeleine Soppi, laisser une petite orpheline derrière elle... Vierge Marie, quel malheur ! Et maintenant, cette pauvre Grace... Seigneur, prends pitié de nous et arrête ce démon ! »
Elle ponctuait chaque nom d'un "Vierge Marie !" éploré, secouant la tête. Bolo écoutait, compatissant, quand soudain... Bim ! Quelque chose cliqua dans son esprit, une étincelle dans le brouillard de son enquête. Il resta figé une seconde, les mots de Mama Martine résonnant encore.
Marie.
Christine. (Pas directement biblique, mais tellement lié au Christ).
Madeleine. (Marie-Madeleine).
Grace. (La Grâce divine).
Ce n'était pas juste une coïncidence. C'était un motif. Un lien ténu mais incroyablement précis. Tous les prénoms des victimes avaient une connotation biblique ou fortement religieuse ! La fatigue, la frustration, la poussière, tout disparut, balayé par une vague d'adrénaline. Il tenait quelque chose ! Enfin ! Une piste sérieuse !
« Les prénoms... » murmura-t-il, les yeux écarquillés.
« Quoi, les prénoms, mon fils ? » demanda Mama Martine, intriguée par son changement d'attitude.
« Mama Martine, vous êtes un génie ! Merci ! Merci infiniment ! Que Dieu vous bénisse ! » s'exclama Bolo, une joie presque incontrôlable dans la voix.
Il serra chaleureusement la main ridée de la vieille dame, qui le regardait, interloquée mais amusée par cet enthousiasme soudain. Sans plus d'explication, Bolo tourna les talons et partit presque en courant, son carnet serré contre sa poitrine comme un trésor.
Qu'est-ce que cela signifiait ? Le Rôdeur de Nuit était-il un fanatique religieux ? Un prêcheur fou appliquant une justice divine tordue ? Ou utilisait-il ces noms comme une sorte de symbole macabre ? Les questions fusaient, mais cette fois, elles n'étaient plus désespérées. Elles avaient une direction. Il devait rentrer chez lui, se poser, réfléchir, recouper. Il quitta les rues animées et poussiéreuses de Mvog-Ada, laissant derrière lui Mama Martine et son étonnement bienveillant. Dans la fournaise de Yaoundé, une première lueur venait enfin de percer les ténèbres de l'enquête. Fragile, incertaine, mais une lueur tout de même.