15/06/2025
« HONNEUR À CRÉDIT » : UN ROMAN CONTRE LE CONFORT DE L'OUBLI
Par Omar OUALI (L'Est Républicain)
Ces derniers temps, on ne trouve pas, chez nos libraires, grand-chose à se mettre sous les yeux ; je parle d’œuvres de qualité, capables de faire mousser nos émotions comme le ferait une fraiche Heineken, à l’heure de l’apéro.
Mais il arrive aussi qu’on tombe, divine surprise, sur des pépites. J’en ai trouvé une, la semaine dernière, chez mon ami Ali Bey, à la librairie du Tiers-monde. Le titre est plutôt sobre, et pas sexy du tout. Quant au contenu, laissez-moi vous dire que ce n’est pas de la daube !
"Honneur à crédit », qu’il s’intitule. Il est publié aux éditions Frantz Fanon, sous la plume flamboyante et incisive de Myassa Messaoudi, une universitaire plus connue par ses contributions régulières dans la presse algérienne où elle porte son regard aiguisé sur les fêlures et les césures dont les démons agitent le pays.
Ce roman nous permet donc de découvrir une autre facette d’écriture, sur un registre fictionnel, de Myassa Messaoudi, une féministe assumée doublée d’une républicaine jusqu’au bout de l’âme. Elle réside en France et son parcours personnel semble un peu faire écho à celui de son héroïne, Lamia.
Dans « Honneur à crédit », l’autrice a réuni tous les ingrédients du genre qui donne à l’œuvre sa consistance, sa succulence. Je l’ai lue et relue comme on déguste un breuvage exquis, par petites gorgées pour faire durer la saveur, « le plaisir du texte » selon la formule à double détente de Roland Barthes.
Une histoire bien fagotée, des personnages, avec une grande épaisseur psychologique et sociologie, notamment LAMIA qui est le moteur et la locomotive du récit, des phrases ciselées, des mots sculptés et une syntaxe narrative fluide et eurythmique.
L’histoire d’abord. Et c’est la grande histoire avec un « H »majuscule qui est convoquée par Myassa Messaoudi. Elle nous replonge sans ménagement dans le cauchemar islamo-terroriste des années 90. Plus précisément, un de ces drames les plus épouvantables signé du GIA et sur lequel elle s’appuie pour composer sa fiction traversée par un souffle dramatique.
Pour ceux qui s’en rappellent, et qui ne s’en rappelle pas ! Nous sommes samedi 30 septembre 1993. A 15 : 30 minutes. Dans la localité de Ain Addden. A Sidi Bélabés. Onze enseignantes. Oui, onze enseignantes : .(Kheira, Sahmada, Imane, Fatma…), rentrant chez elle à bord d’un bus, après avoir fini leur journée de cours, tombent dans un faux barrage terroristes.
Elles sont extraites du véhicule, ligotées, puis passées l’une après l’autre au fil des couteaux du groupe terrorise dirigé par la sanguinaire Dib El Djiâne, le « loup affamé », de sinistre mémoire.
Quand on lit le passage du roman qui relate cette embuscade , comble de l’abomination, on ne lit pas, mais on entend les râles, les prières, les supplications de ces héroïques enseignantes qui ont payé de leur vie pour avoir osé dire « non » à l’injonction du GIA de cesser de prodiguer les lumières du savoir à leur élèves.
Miracle : au moment de monter dans le bus, Lamia a une envie pressante et décide se soulager en se rendant dare dare aux toilettes de l’école. Au retour, c’est trop t**d le transport est déjà parti sans elle, car il ne fait bon pas bon de trainer sur les routes de campagne où rodent les fantômes terroristes.
Lamia est convaincue par son directeur de passer la nuit avec sa femme et ses enfants, lui rappelant, dans une intuition prémonitoire l’adage « Kul Atla fiha khir » .Il ne croit pas si bien dire Monsieur El Moudir.
« Vous avez-eu de la chance, Mademoiselle. Vos collègues… Que Dieu ait leur âme .Elles ont toutes été assassinés par les terroristes, dans un faux barrage », l’informe l’officier de gendarmerie débarquant, quelques instants après à l’école pour annoncer le drame. (Page 28).
« Puis saisissant enfin les propos du gendarme, tout s’éteignit dans sa tête. Elle (Lamia) perdit connaissance et s‘écroula devant la porte » (page 90).
Le lendemain, elle rentre chez elle dans un taxi collectif. Re faux barrage. Mais les terroristes laissent passer le véhicule. La tête enserrée dans un foulard qui ne laisse dépasser aucune mèche, Lamia est néanmoins fusillée, à travers la vitre, d’un œil lubrique par un des « tangos » en manque.
D’avoir survécu, malgré elle, à ses collègues, engendre chez Lamia comme un profond sentiment de culpabilité qui assombrit ses jours. Mais , faisant un effort sur elle-même, elle s’introspecte en profondeur pour faire de ce mea culpa un rebond psychologique. Un moteur dans sa nouvelle existence, car le martyre de ces collègues va marquer une rupture, un tournant radical dans sa vie qui sera dédiée à la défense de leur mémoire.
Première décision : quitter l’Algérie, un pays en proie aux démons de l’islamo-terrorisme et pour qui la femme, en dehors d’être pour eux offrande sexuelle appétissante, n’est pas en odeur de sainteté dans leur univers mental .
Ce n’est pas le cas de Lamia, sortante de l’université d’Oran où elle se coltine des grands textes, tout en se forgeant des convictions féministes. Destination Paris, « ville de anges et des démons où elle s’inscrit à la Sorbonne en post graduation pour approfondir une recherche commencée à l’université Essenia. Ah les belles années de fac !. Elle en garde une douce nostalgie.
« Avec un pays chaotique derrière moi et des assassins en Abaya, à mes trousses, se dit Lamia, comme si elle s’adressait à quelqu’un d’autre, je n’ai en tant que femme que l’obligation de réussir, de résister .Je vais soutenir ce fichu doctorat je me le dois à moi-même et à toutes mes collègues assassinées. Il faut que je réussisse quitte à me tuer au travail. Je dois prouver à toutes les femmes de mon pays qu’elles peuvent se débrouiller seules. Qu’il exite un autre destin que celui, de survivre et encaisser » (page 196)
La réussite, comme dans une prophétie auto réalisatrice, Lamia, après quelques boulots par-ci par-là, histoire de survivre, elle la croise sur son chemin. C’est au siège d’une télévision du Golf à Paris « Koul El Arab » qui lui offre « la perspective de démarrer une carrière digne de ce nom parmi les gens des lettres et des mots à l’endroit desquels elle nourrissait une considération platonique »
Le directeur de cette télévision un Antoine Khouri, un libano-chrétien ne t**de pas à comprendre que Lamia n’est pas une petite main, recrutée pour faire un travail de saisie en arabe. C’est une femme de tête ambitieuse et volontaire dont il fait son éminence grise qui l’éclaire de ses analyses pointues sur les enjeux stratégiques qui agitent la planète.
En fait, dans l’histoire, Antoine Khouri ne sera qu’un adjuvant, un facilitateur qui permettra à Lamia de faire la fameuse rencontre de sa vie, celle qui ne se présente qu’une seule fois. C’est au siège de l’Unesco à Paris. La bonne personne s’appelle Shekha Hala Al Salmani « premières femme ambassadeur arabe » des pays du Golf qui l’engage pour l’aider à perfectionner son français.
L’ambassadrice, comme le directeur de Koul El Arabe avant , se rendent vite compte qu’avec Lamia, elle a affaire à une tête bien faite animée par un flamme et une volonté de prendre une revanche sur son destin et celui de ses collègues assassinées. Et porte en bandoulière un anti islamisme assumé.
« Lamia, j’ai une bonne nouvelle pour toi, . Je ne vais pas pouvoir présenter mon discours annuel à l’Assemblée générale de l’ONU, la semaine prochaine, car je suis au même temps invitée à la Conférence internationale sur le Proche Orient à Paris, j’ai décidé finalement d’y aller.c’est plus urgent » , annonce Sheikha Hala lors d’une séance de travail.
A l’Assemblée générale de l’ONU, il sera question de terrorisme et des droits des femmes , « c’est aussi important et c’est toi qui va t’en charger » , annonce Mme l‘ambassadrice à Lamia tétanisée de devoir « Parler à La Tribune des Nations unies devant les représentants de tous les pays du monde (…) affronter un auditoire aussi prestigieux et commenté »
Et voilà Lamia, d’un petit Bourg de Sidi Bélabés où elle échappe au rituel de l’égorgement à la tribune de l’ONU. La consécration, l’apothéose ! Son discours résonne comme une oraison funèbre post- mortem dédiée à ses collègues assassinées.
« Au nom des douze enseignantes mortes en exerçant leur devoir et en honorant leur fonction et dont je porte le poids de la mémoire douloureuses. Au nom de toute les femmes assassinées par ces intégristes, en Afghanistan, en Iran,en Afrique et partout où l’islamisme sévit, je nous crie : Aidez-nous. Aidez-vous !Car tout fascisme est d’essence contagieuse , expansionniste » , retentissent les mots de Lamia dans une salle traversés par un silence religieux. Buvant le paroles de qui termine son discours par une standing ovation, suivie d’une minute de silence…Fin du récit.
Dans « Honneur à crédit », Myassa Messaoudi, questionne aussi des problématiques adjacentes, comme l’intégration des algériens des banelieues en proie au repli identitaire, et à l’entre soi communautaire face à une France qui en fait les boucs émissaires faciles de sa crise systémique.
Elle évoque aussi le cas de ces compétences algériennes qui ont fui le pays dans les années 90 et se retrouvent contrains d’accepter malgré eux des salaires infamants et sans rapport avec leurs qualifications.
Mais la trame de fond reste l’islamisme, le terrorisme, le poids des traditions qui assignent à la femme un destin de « mineure à perpet’ »
Et d’ailleurs ce roman ne peut pas mieux tomber qu’en ces temps de révisionnisme qui inverse les rôles, en faisant des tueurs de femmes d’hier des pauvres « victimes du système »(sic) .
Honneur à crédit, un roman contre l’oublie. Remember !