29/09/2025
Le temps est l’horizon où tout s’éprouve et tout se défait. Chaque geste humain porte en lui l’ambition d’achever, de fermer la boucle, d’inscrire une forme stable dans la matière mouvante. Et pourtant, aucune main n’achève ce qu’elle entreprend : les édifices s’effritent, les pensées se contredisent, les amours s’altèrent. C’est là une loi plus ancienne que toute sagesse : rien ne s’accomplit sans laisser un reste, un décalage, une blessure ouverte.
Nous voulons croire que l’histoire progresse, que la technique ou l’intelligence finiront par maîtriser la totalité du réel. Mais le temps, comme une houle souterraine, retire ce que nous pensions posséder. La mort n’en est pas simplement le terme : elle en est la mesure constante. Elle inscrit dans chaque instant l’évidence que tout ce qui vit est condamné à passer, et qu’aucune puissance ne peut abolir cette nécessité.
Ce qui effraie n’est pas seulement l’anéantissement, mais le fait que notre désir ne trouve jamais de repos. Nous bâtissons, non pour durer, mais pour repousser l’abîme qui nous précède. Ainsi, chaque œuvre, chaque système, chaque relation humaine, porte en elle la trace d’une lutte inégale contre la fuite du temps. Cette lutte, si vaine soit-elle, n’est pas sans grandeur : elle révèle que l’homme n’est pas fait pour se résigner. Il s’élève contre la dissolution, non pas pour la vaincre, mais pour inscrire dans le tissu du monde la marque de son passage.
Ce qui paraît d’abord défaite peut devenir révélation. L’inachèvement n’est pas seulement une limite, mais une ouverture. Car c’est justement parce que rien ne se clôt, parce que tout échappe, qu’il demeure une place pour le sens. Si l’homme pouvait accomplir totalement son projet, il se condamnerait à l’immobilité. Le manque, la perte, la mort même, sont la condition de toute création : ce qui ne se donne pas entièrement, ce qui se retire, appelle sans fin à être repris, interrogé, transfiguré.
Mais voici l’illusion moderne : croire que la technique, cette fille orgueilleuse de la raison, pourrait un jour combler le vide. Nous avons érigé des cathédrales de verre et d’acier, des réseaux infinis où circulent nos désirs épars, des machines qui calculent, prévoient, simulent même nos rêves. Pourtant, chaque progrès ne fait que creuser davantage l’abîme qu’il prétendait combler. La technique ne maîtrise rien : elle accélère, elle fragmente, elle isole. Elle promet l’éternité, mais ne livre que l’instant, toujours plus fuyant, toujours plus vide. Elle nous fait croire que nous sommes les maîtres du temps, alors qu’elle nous enchaîne à son rythme infernal, nous volant jusqu’à l’ennui de notre propre présence.
L’histoire, elle aussi, n’est qu’un leurre. Nous aimons à penser qu’elle avance, qu’elle s’élève, qu’elle nous porte vers un avenir radieux. Mais l’histoire n’est pas une marche triomphale : elle est un champ de ruines, un palimpseste où chaque couche de sens en efface une autre, où chaque victoire cache une défaite oubliée. Les révolutions se figent en dogmes, les libérations deviennent de nouvelles prisons, et les promesses d’émancipation ne sont trop souvent que des changements de chaînes. L’histoire ne nous sauve pas : elle nous rappelle, à chaque instant, que nous sommes des passants, des témoins éphémères d’un drame qui nous dépasse.
Seul l’art, peut-être, ose affronter cette vérité. Non pas en la niant, mais en l’habitant. L’art ne promet aucune maîtrise : il expose la blessure, il montre la faille, il donne forme à ce qui n’en a pas. Il ne cherche pas à achever, mais à révéler — non pas à posséder le temps, mais à en épouser le mouvement, à en capter les éclats fuyants. Une toile, un poème, une photographie ne sont jamais des objets : ce sont des passages, des seuils où quelque chose de l’invisible vient frôler le visible. L’artiste n’est pas un démiurge, mais un veilleur. Il ne crée pas ex nihilo : il écoute, il recueille, il transmet. Son œuvre n’est jamais finie, car elle porte en elle le manque qui l’a fait naître.
La technique veut tout saisir ; l’art, lui, sait que le réel se dérobe. La technique cherche à abolir la mort ; l’art, à lui donner un visage. La technique isole ; l’art relie — non pas en comblant les distances, mais en les rendant habitables. C’est pourquoi l’art est toujours une forme de prière, même lorsqu’il se tait : il est cette main tendue vers ce qui nous échappe, ce geste qui, dans sa fragilité même, défie l’abîme.
Ainsi, l’inachèvement n’est pas notre malédiction, mais notre chance. Car c’est dans les brèches que passe la lumière, c’est dans les silences que résonne la parole, c’est dans les ruines que pousse l’herbe sauvage. La technique nous promet un monde sans faille ; l’art nous apprend à y vivre, à y respirer, à y aimer. Et peut-être est-ce là, dans cette acceptation lucide et obstinée de notre finitude, que réside la seule révolution possible : non pas celle qui prétend changer le monde, mais celle qui nous change, nous, en nous rendant capables de le traverser — non comme des maîtres, mais comme des pèlerins.
illustrations et texte © Roland Ezquerra 2025