31/12/2022
"MANIFESTE POUR UNE MONTAGNE SOUVERAINE
Par Sam Beaugey
Une affaire métallique au mont Blanc fait couler depuis ce printemps de l’encre et des larmes. Est-ce qu’avec un peu de recul, nous pourrions en tirer un message collectif, une sonnette d’alarme ?
Comme disait Walter Bonatti, pour différencier l’escalade libre associée àune notion d’engagement de l’escalade artificielle associée à un accès facilité ou sécurisé d’une voie : « Ce n’est pas l’histoire du petit piton qui est importante,mais la notion d’aventure qui va sans lui ou qui disparaît avec. » Il n’y a alors pas de bonne ou de mauvaise décision dans le fait de poser une échelle ou des câblesou juste un piton de plus pour accéder au sommet d’une montagne, il en va juste d’une volonté consciente de ce choix vers une réalité différente. Ainsi, nous suivons dans cette histoire des pieux plantés récemment dans la glace de l’arête finale de la voie normale du mont Blanc, le flot moderne d’une vie ultra-réactive aux décisions unilatérales et qui en sus, semble insignifiante, aux regards de beaucoup. Qu’est-ce que quatre pieux viendraient changer dans la face du monde ? Ou, en tous cas, sur les montagnes des Alpes ? Une action précipitée, mais banale, dirait on,sauf si l’on en vient à l’enjeu principal. Il ne s’agit pas de l’équipement supplémentaire d’une voie dite « normale » empruntée par de trop nombreux néophytes, mais bien de la pérennité d’une souveraineté alpine dans une société de plus en plus protectrice et dans un milieu en plein bouleversement. La métamorphose s’est déjà prononcée et elle n’a fait, pour l’instant, que pointer le boutde son nez. Des glaciers vont disparaître et des édifices rocheux symboliques vont s’écrouler. Mais au-delà de cette réalité, l’alpinisme, comme tout esprit d’aventure, continuera de sublimer la nature humaine et ralentira, j’en suis convaincu, son propre déclin. S’adapter à une nouvelle nature semble donc être le sujet prioritaire d’un débat collectif. Socialement et particulièrement depuis l’ère du digital, nous avons perdu le sens de ce mot en nous cachant derrière nos écrans. À cause d’e-mails acides et d’argumentations faciles, on évite les coups de gu**le qui s’avéreraient nécessaires. L’échange de point de vue s’estompe, alors qu’il est primordial à la création d’un consensus qui se meut et qui doit s’enrichir. Même en temps de guerre,des discussions subsistaient, on ne peut donc arguer qu’elles n’ont plus lieu d’être aujourd’hui. Naturellement, la montagnes’effondre et peu de rochers vont devenir familiers, tant sa structure va changer dans les prochaines années. Au lieu de nous lamenter et pleurer le bon vieux temps,nous devrions imaginer une survie parmi ce chaos. Si les glaciers laissent place aux pierres, nos enfants évolueront là-haut sans eux. De ce fait que l’on redoute tant,comme nos ancêtres craignaient le diable au fond des crevasses, nous sommes pourtant capables de les préparer au mieux à grimper dans cette jungle avec la même passion qui nous anime, sans pour autant retenir l’édifice avec du scotch et du fil de fer. Peut-être que ce territoire sera objectivement plus dangereux, peut-être pas, mais ils devront en avoir conscience. Toutefois, évitons de tranquilliser notre culpabilité avec des bouts de ficelle. L’artifice,ou l’artificiel, se diffère du naturel ; et parce que l’homme, avant de s’éteindre, pourrait rendre à César ce qui est à César, nous devrions nous réunir au plus vite pour parler des derniers recoins d’une nature souveraine.Je ne suis ni défenseur d’un lieu intact qu’il ne faudrait plus visiter ni fossoyeur de piquets et de rubalises, mais j’aspire à une concertation solidaire et collective. Ce n’est sûrement pas en étant inspiré par de vieilles rancoeurs que l’on décidera d’un avenir en montagne, ni du domaine légal sur lequel il faudra s’appuyer. Car c’est bien de la minorité active que viendra ce changement, et de manière historique et technique, ce sont à ceux qui l’arpentent et la connaissent – les alpinistes et les guides, en particulier – de prendre les choses en main. Alors, quand un guide qui ne suit pas le rang s’insurge contre quatre « petits pitons », il met en reflet une certaine hégémonie. Il devrait alors, au lieu d’être malmené, être écouté de tous. Surtout quand Messner, Kurtyka, Kammerlander et lui-même font partie des dernières légendes vivantes de l’alpinisme et de l’himalayisme héroïque du siècle dernier. Ce gage de sagesse implore,avec force tectonique, un profond respect,surtout pas une humiliation. Au-delà des querelles de clocher qui n’ont pas lieu d’être dans un enjeu aussi important, j’invite tous les guides et alpinistes autour du mont Blanc et d’ailleurs, qu’ils soient saint-gervelains, mégevans, contaminards,valdôtains, valaisans, chamoniards au sens large (autrement dit : français, anglais, écossais, américains, japonais, hollandais, polonais, slovènes, russes…),sans oublier tous ceux qui sont passés ici,avec leurs crampons, et vont revenir sans, à prendre en charge une discussion. J’en appelle à tous ceux qui parcourent avec le coeur et les yeux ce massif, de parler dès aujourd’hui de la suite. De réfléchir, débattre et construire des solutions collectives, en assumant avec intégrité les conséquences de nos actes et en notant que ce n’est pas parce qu’une pratique devient courante qu’elle est nécessaire."
À retrouver dans les pages du dernier Magazine LA VALLÉE