09/07/2025
EXTRAIT :
Esther Heboyan
«Les passagers d'Istanbul»
La petite sœur d’Ava Gardner
Le jour où Ava Gardner vint à passer — c’est ainsi que les gens du quartier rapportèrent et rirent de l’histoire après coup. Et des années plus t**d, alors que tous avaient quitté la rue, la ville, le pays, il arrivait toujours un moment où l’un d’eux retrouvait, dans une langue désormais morte, parmi les souvenirs tendrement enfouis, le jour où Ava Gardner était passée par Harbiye au nord d’Istanbul.
Longtemps, on raconta que la responsabilité de toute l’affaire incombait à Méliné Zamanoghlou et à elle seule.
Après tout, qu’avait‑elle de mieux à faire que de semer le trouble dans les ménages, elle qui, à vingt-sept ans, se pâmait encore à sa fenêtre ? Sans conteste ceci : depuis que la nature avait fait de Méliné une femme, aucun homme n’avait su voir la femme en elle. Ou si piètrement.
Car il y avait eu ce benêt de Herant, qui s’était réchauffé le cœur cinq dimanches de suite à l’automne 1954, mais s’était embarqué un beau matin, le matin du sixième dimanche, pour Johannesburg, où un cousin bijoutier, disait-on, lui avait fait miroiter un destin plus noble. Méliné en avait gardé une rancœur irréductible, insensée, de quoi envoûter un honnête homme et le regarder s’aigrir à force de lui concocter de mauvais plats.
Mais quel homme allait lever les yeux sur une créature aussi ingrate, affublée d’un nez disgracieux et d’une poitrine chétive ? Une tête de corbeau sur un corps de moineau, cette pauvre Méliné, murmurait-on. Surtout les mères qui n’avaient pas encore marié leur fils. Quoiqu’il en fût, lorsqu’éclata la rumeur sur Ava Gardner, c’est Méliné Zamanoghlou qu’on désigna irrémissiblement.
Depuis plusieurs jours déjà, Méliné ne cessait de courir chez Sylva la Belle, la femme de Vartan, et Sylva chez Méliné, comme si la découverte d’un secret avait soudé une douce complicité entre elles. De derrière ses voilages, Noémie, la mère de Vartan, s’accommodait mal de ces allées et venues. Un samedi, en début d’après-midi, ne pouvant plus contenir son irritation, elle apostropha sa bru qui passait sous son balcon :
« Kahh, Aghtchik ! Qu’as-tu à faire avec cette laideron, cette effrontée ? »
« La fin du monde, ce n’est pas pour demain, Mama ! », répondit Sylva, la pétulance même.
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