25/09/2025
Emmanuel Carrère
La gloire de la mère
DESTIN Avec " Kolkhoze", Emmanuel Carrère signe un époustouflant roman familial sur quatre générations, soit plus d'un siècle d'histoire russe et française
Au moment de rendre l'âme, certains hommes appellent leur mère; hanté par l'effondrement de notre civilisation, Emmanuel Carrère consacre un livre à la sienne. Une mère célèbre, une mère exceptionnelle, une mère écrasante. Un parcours de vie comme il s'en voit à à peine tous les quelques siècles: née apatride dans une famille pauvre d'origine russo-géorgienne, Hélène Carrère d'Encausse connut tous les honneurs jusqu'à devenir Secrétaire perpétuel de l'Académie française - plutôt que d'intégration ou d'assimilation, mieux vaudrait parler de fusion-acquisition. Seule une hagiographie semblait à la hauteur de pareil destin, un exercice de piété filiale, pour reprendre l'expression d'un ami de l'auteur. Piste que parait confirmer le titre même du livre faire kolkhoze désignait dans le langage familial l'habitude de rapprocher les matelas pour passer la nuit ensemble. Et aussi ce souvenir d'enfance ( moment de plenitude et de bonheur sans égal) dans lequel l'eau de la piscine devient l'équivalent symbolique du liquide amniotique:
(De l'encre, plus que du sang, coule parfois dans ses veines )
En me soutenant sous le ventre, il me faisait traverser toute la longueur du bassin, miroitant sous le soleil incroyablement fier et heureux. Retour vers l'origine du monde et de soi.
Mais nous sommes chez Carrére, écrivain travaillé de son propre aveu par une féroce exigence de vérité », si bien que Kolkhoze refait autant qu'il fait le portrait d'une mère. Aucune de ses petitesses n'est épargnée au lecteur, aucun de ses égarements, aucun de ses travers: Je connais son extraordinaire capacité à croire elle-même aux fictions qu'elle crée pour que le monde soit conforme à ses vaux. Déboulonnage de statue à la ville comme à la scène Hélène relégue littéralement son mari dans un placard après l'avoir trompé, Hélène se plante sur les intentions de Poutine en Ukraine. Et il se pourrait d'ailleurs, apprend-on, qu'à force de boire des coups dans un bled paumé, le fils en soit venu à mieux connaitre la Russie que sa spéciaIiste de mère, par ailleurs coupable gardait fière de son petit espoir d'étre devenu le grand CARRERE
Un art inimitable de parler de soi en parlant des autres, de prétendre ne pas faire de littérature quand il semble parfois que de l'encre, plus que du sang, coule dans ses veines: Les écrivains que j'aime sont des amis plus intimes, plus fidèles, plus intéressants que pratiquement tous ceux que je fréquente dans la vie réelle. Et la comparaison vaut pour celle qui lui a donné le jour. Tout écrivain véritable est un monstre, moins préoccupé de tirer une larme de ses yeux qu'une phrase juste de ses expériences.
Un sentiment inaccessible Dans Kolkhoze, les mots font obstacle à l'émotion plutôt qu'ils ne la traduisent, à moins qu'un sentiment candide ne soit tout simplement inaccessible aux deux personnages principaux. En ce sens, le plus stupéfiant passage du récit se situe au moment où la mère avoue à son fils qu'elle souffre d'un cancer en phase terminale: Confusément, je prends conscience que ces pleurs, ce chagrin qui me submergent lui font plaisir, alors je m'y abandonne. Entre celle qui a toujours trouvé le "je" haïssable et l'inlassable chroniqueur de lui-même, la distance ne pouvait être comblée que dans un livre. Dans un très bon livre.
ERIC NAULLEAU
KOLKHOZE EMMANUEL CARRERE POL 560 PAGES