14/07/2025
⬛️SAVEZ VOUS CE QUE VOUS FÊTEZ ?
Chaque année, le 14 juillet, les Champs-Élysées se transforment en vitrine militaire. Le président de la République passe les troupes en r***e, les caméras suivent les hélicoptères dans le ciel de Paris, les chars grondent sous les applaudissements. Feux d’artifice, bals populaires, drapeaux tricolores : la France commémore ce jour comme le symbole de la Révolution et des valeurs républicaines. Mais que fête-t-on vraiment ? Et pourquoi cette date ? La prise de la Bastille ? La Fête de la Fédération ? Et au nom de quoi un pouvoir bourgeois célèbre-t-il une révolution censée abolir les privilèges ? À y regarder de plus près, le 14 Juillet n’est pas une célébration populaire, mais une construction idéologique, pensée pour légitimer la République dominante en effaçant les véritables révolutions sociales, à commencer par la Commune de Paris.
Contrairement à ce que laissent croire les commémorations officielles, le 14 Juillet n’a pas toujours été une fête nationale. Il a fallu attendre 1880, soit près d’un siècle après la Révolution française, pour qu’il devienne jour férié. Et ce choix n’a rien d’anodin. Il intervient dans un contexte politique brûlant, alors que la Troisième République cherche à se consolider sur les ruines de l’Empire, dans une société encore hantée par les fantômes de la Commune de Paris (1871).
En juillet 1880, la République vient à peine de s’imposer. Depuis 1870, elle a été contestée par les monarchistes, les bonapartistes, et affaiblie par la répression sanglante de la Commune. En quelques semaines, 30 000 communards ont été arrêtés, jugés, déportés, exécutés, parfois sans procès. L’État républicain, aux mains des modérés, a écrasé cette expérience révolutionnaire dans un bain de sang, avec la complicité de la bourgeoisie et des élites conservatrices. Et pourtant, c’est au nom de cette même République que le 14 juillet devient fête nationale, non pas pour célébrer la radicalité révolutionnaire, mais pour en neutraliser la charge subversive.
Le 14 juillet 1880, à l’initiative du député Benjamin Raspail, la République décrète ce jour comme fête nationale. Mais là encore, attention au piège : la date retenue est volontairement ambivalente. Certes, elle renvoie au 14 juillet 1789, prise de la Bastille, symbole de la colère populaire. Mais elle fait surtout écho au 14 juillet 1790, la Fête de la Fédération, organisée pour apaiser les tensions entre le roi et les révolutionnaires. Une cérémonie de concorde, de réconciliation, loin des barricades. C’est cette version lissée, pacifiée, qui est choisie. Un récit compatible avec les institutions. L’objectif est clair : instaurer une mémoire républicaine qui rassemble, sans éveiller les mémoires trop brûlantes de la lutte des classes.
Dès 1880, les premières célébrations nationales placent l’armée au centre du dispositif. Le défilé militaire devient l’acte fondateur de la commémoration, et le restera jusqu’à aujourd’hui. Cette place accordée à la force armée n’est pas un hasard. Dans l’imaginaire républicain dominant, l’armée est le garant de l’unité nationale, de l’ordre, de l’autorité de l’État. Elle est aussi un rempart contre les divisions internes, les « excès » révolutionnaires, les expérimentations sociales.
Ce que la République cherche à conjurer par cette fête, c’est le spectre d’un peuple en armes. Celui de 1789, mais surtout celui de 1871. L’armée est là pour rappeler que désormais, c’est l’État – et non le peuple – qui détient le monopole de la violence légitime. Ce n’est pas un hasard si la première grande loi d’amnistie des communards est promulguée... le 11 juillet 1880, trois jours avant la première fête nationale. Un pardon officiel, mais conditionnel : on tourne la page, à condition que personne ne cherche à la rouvrir.
La Révolution française, dans l’imaginaire dominant, est souvent présentée comme une victoire du peuple contre l’absolutisme. Mais ce récit masque une réalité plus complexe : la Révolution de 1789 a été largement accaparée par la bourgeoisie, cette classe montante de commerçants, d’avocats, de propriétaires, qui entendait se libérer de la tutelle aristocratique pour établir son propre pouvoir économique et politique.
Si le peuple a joué un rôle décisif – dans la prise de la Bastille, les journées d’octobre, les soulèvements paysans – ce sont les classes possédantes qui ont rédigé les constitutions, dominé les assemblées, et orienté les réformes. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen parle d’égalité en droit, mais laisse intacte l’inégalité sociale. La propriété privée devient sacrée, le suffrage censitaire exclut les plus pauvres, les femmes restent invisibles.
En célébrant cette révolution, la République française célèbre aussi la naissance de son propre ordre social : un capitalisme national encadré par des institutions républicaines. Un ordre fondé sur l’exploitation du travail, sur la hiérarchisation sociale, sur la domination coloniale.
Si le 14 Juillet est devenu la fête nationale, c’est aussi pour mieux enterrer un autre événement, infiniment plus subversif pour l’ordre établi : la Commune de Paris (mars-mai 1871). Cette insurrection populaire, déclenchée après la défaite contre la Prusse et l’abandon de Paris par le gouvernement, constitue l’un des moments les plus intenses de démocratie directe dans l’histoire moderne.
Pendant deux mois, les communards expérimentent une gestion populaire des affaires publiques, instaurent des mesures d’égalité sociale, abolissent la hiérarchie militaire, rendent la justice plus accessible, défendent les droits des femmes, proclament la laïcité. C’est un contre-modèle absolu de la République bourgeoise.
C’est pourquoi, en 1880, au moment de définir une nouvelle fête nationale, il n’est pas question de commémorer la Commune. Ce serait célébrer l’échec du pouvoir, l’autonomie populaire, l’auto-organisation, l’abolition des classes. Inacceptable pour une République en train de se structurer autour des grands corps de l’État, des préfets, des industriels, des fonctionnaires, et des militaires.
Aujourd’hui encore, le 14 Juillet est marqué par la glorification de l’unité nationale, de la République « une et indivisible », des institutions armées. Le peuple n’est pas acteur, il est spectateur. Il assiste au défilé, regarde les feux d’artifice, participe aux bals organisés par les autorités locales. La police encadre, sécurise, surveille. Et parfois réprime.
Loin d’être un moment de réflexion sur l’émancipation, le 14 Juillet est devenu une mise en scène du pouvoir, une démonstration d’autorité. Il ne questionne pas l’ordre établi, il le confirme. Il ne célèbre pas la révolte, mais l’ordre républicain.
Faut-il continuer à célébrer le 14 Juillet ? Cette question mérite d’être posée, à l’heure où la défiance envers les institutions est à son comble, où la brutalité policière est dénoncée jusque dans les instances internationales, où les inégalités explosent. Peut-on continuer à faire de cette date une référence de la liberté alors qu’elle a été pensée pour écraser les révolutions populaires ?
Et pourquoi ne pas faire du 18 mars une fête populaire ? Pourquoi ne pas commémorer chaque année le début de la Commune ? Pourquoi ne pas honorer les révoltes ouvrières, les résistances coloniales, les soulèvements paysans, les émeutes des quartiers populaires ? Pourquoi ne pas enseigner dans les écoles l’histoire des luttes sociales, des résistances féminines, des mouvements anarchistes et socialistes ?
Parce que la mémoire est un champ de bataille. Parce qu’une République qui se veut forte a besoin d’une mémoire contrôlée. Elle veut bien parler de révolution, à condition qu’elle soit finie. Elle veut bien évoquer la liberté, à condition qu’elle soit sous surveillance. Elle veut bien agiter les symboles, à condition qu’ils ne deviennent pas des armes.
Le 14 Juillet est un mythe utile. Il sert à relier la République à une histoire populaire dont elle s’est détournée. Il transforme une insurrection en folklore, une répression en oubli, une victoire du peuple en parade militaire.
À nous de reprendre la main sur notre histoire. À nous de refuser les commémorations imposées. À nous de faire revivre les souvenirs que l’État veut enterrer. Pas pour faire de la nostalgie, mais pour construire un avenir différent.
La République fête le 14 Juillet pour mieux faire oublier le 18 mars.
Nous, nous continuerons à célébrer les révolutionnaires.
KLL pour le Pavé Lorrain