02/10/2025
Le minibus file dans la campagne vallonnée du Putumayo, encore endormie dans la brume, à la frontière avec l’Équateur et le Pérou. La radio et la conduite pressée du chauffeur bercent tant bien que mal les passagers. Une fois arrivé à San Miguel, 26 000 habitants, le véhicule se dirige vers le petit hôpital de campagne de la municipalité. À l’entrée du bâtiment, cinq personnes issues de différents peuples indigènes attendent d’être reçus par l’équipe médicale du service de maternité. Servio Tulio, médecin de l’ethnie Inga, colliers de perles, de graines et de dents d’animaux autour du cou, précise d’emblée : « Avant, je n’aurais pas mis les pieds ici. »
22 % de la population du Putumayo est indigène (contre 2 % au niveau national). Parmi les quinze peuples de la région, l’hôpital de San Miguel a des usagers de six cultures différentes : kamëntsa, kichwa, pastos, inga, kofán et awá. Chaque culture a sa propre histoire, sa propre langue, ses croyances, ses rites… et sa propre médecine, privilégiée à la médecine occidentale. L’hôpital de San Miguel fait donc figure d’exception.
Nouer le dialogue avec ces communautés a été important tant les peuples indigènes étaient réfractaires à l’idée de se faire soigner à l’hôpital. L’accès aux centres de soins, coûteux et souvent éloignés de leurs lieux d’habitation, ne se faisait qu’en cas de force majeure. Et créer un centre de soins au plus près des habitants ? Impossible, tant les communautés sont éparpillées. Seule option : faire venir les peuples autochtones directement à l’hôpital.
Hernán Galindez, référent du service maternité, dans la salle de repos. © Anouk Passelac / Reporterre
Celui de San Miguel a ainsi décidé en 2022 de faire appel à l’ONG Amazon Conservation Team (ACT). Implantée dans le Putumayo depuis une trentaine d’années, cette association a la confiance des communautés autochtones avec lesquelles elle travaille pour améliorer la gouvernance de leurs territoires, perpétuer et valoriser leur culture, améliorer leurs conditions de vie. Offrir un meilleur accès aux soins de ces populations étant un chantier immense, les premières actions se sont concentrées sur le suivi des grossesses et l’accouchement des femmes indigènes.
« La forêt est la “grande pharmacie” » des peuples indigènes, dit Paula Galeano. © Anouk Passelac / Reporterre
Avant ce rapprochement, peu de femmes indigènes enceintes accouchaient à l’hôpital. Quand elles le faisaient, elles se présentaient proches du terme sans avoir réalisé aucun examen préalable.
Spécificités culturelles
La réunion du jour a lieu en extérieur, à l’ombre d’un arbre. Y participent des représentants indigènes (sages-femmes, médecins...) et du personnel de l’hôpital. Avant que la discussion ne commence, Anderson Ramirez, gouverneur pastos, applique un spray de « fluide ancestral » sur le poignet de chaque participante, pour « éveiller le mental ». Une douce odeur de plantes s’installe dans l’air. Prenant la parole, il explique que le Covid les a particulièrement touchés, notamment en raison de l’éloignement des services de santé et de leur système immunitaire vulnérabilisé par leur isolement. « Tout le monde disait que l’hôpital nous tuait », se souvient-il tristement, ce qui décuplait la méfiance contre la « médecine des Blancs ».
La confiance a progressivement été retrouvée grâce aux réunions : celles-ci placent, c’est une première, les deux médecines d’égal à égal. Et cela a des effets concrets. D’un côté, l’hôpital a pu distribuer du matériel (compresses, gants, ciseaux, etc.) et partager ses connaissances. Une équipe peut également être dépêchée en cas d’impossibilité pour la femme enceinte de se déplacer. De l’autre, chaque peuple indigène a pu présenter au personnel de l’hôpital les spécificités culturelles de leurs grossesses.
Objectif, à long terme : qu’un soignant traditionnel soit présent à temps plein dans la structure. « L’ACT travaille sur la formation et la montée en compétence des sages-femmes indigènes pour créer un poste dédié au sein de l’hôpital », dit Celene Paz, bactériologue et membre d’Amazon Conservation Team. Un équipement pour aider à l’accouchement vertical pratiqué par le peuple awá est aussi demandé par leur communauté.
Onguents aux plantes
Ces avancées vers une médecine interculturelle à San Miguel arrivent à point nommé : la Colombie a récemment reconnu le droit à la santé des peuples indigènes (le système de santé propre, Sispi), qui prend acte des spécificités des médecines traditionnelles. Avec ce décret, les communautés pourront directement gérer les ressources allouées à leurs propres systèmes de santé.
Malgré tout, « au début, ça a été difficile, raconte Hernán Galindez, référent du service maternité. Chaque peuple a sa propre culture et on ne connaissait pas les spécificités de leurs accouchements. » Depuis, il sait pourquoi les femmes pastos ne viennent pas à un contrôle médical peu après la naissance : pendant quarante jours, elles restent à l’isolement dans leur maison.
« Au début, ça a été difficile »
« Avant, nous, sages-femmes, ne pouvions pas accompagner les femmes durant l’accouchement à l’hôpital », dit Carmen Taramuel. C’est désormais autorisé. L’administration d’infusions de plantes, autrefois systématiquement prohibée pour éviter tout effet cocktail avec les médicaments administrés par l’hôpital, est aujourd’hui étudiée au cas par cas.
« L’hôpital reconnaît aussi qu’il y a certaines disharmonies qu’il ne peut pas prendre en charge », estime Celene Paz, bactériologue et membre d’Amazon Conservation Team. « Quand l’enfant a des diarrhées, mais que les examens à l’hôpital sont normaux, il peut avoir le mauvais œil », dit Francisco Chacua, soignant awá depuis vingt-cinq ans. Pour régler le problème, il utilise notamment des prières, et des pratiques qu’il garde secrètes.
Les soignants traditionnels ont, eux aussi, reçu des apprentissages leur permettant d’alerter l’hôpital en cas de grossesse à risque. Francisco Chacua sait maintenant identifier un « accouchement sec » — quand la poche des eaux se rompt mais que l’accouchement ne peut être précipité, ce qui cause un risque d’asphyxie pour le bébé ou d’infections pour la mère — et envoie alors les femmes à l’hôpital. « Il en va de notre responsabilité », dit-il, bâton de commandement en main.
Comme les soins passent beaucoup par l’usage de plantes, des ateliers menés par le Service national d’apprentissage (Sena) du Putumayo ont également permis de former les volontaires à la transformation de leurs plantes médicinales en produits tels que des huiles, des crèmes et des infusions pour les femmes enceintes. « Ils connaissent déjà les propriétés des plantes et leurs usages mais ont des méthodes assez artisanales. Nous les aidons simplement à mettre en place des bonnes pratiques pour améliorer la qualité et l’innocuité des produits », précise Adrianna Arellano, instructrice du Sena.
Anderson Ramirez s’émerveille de pouvoir « tenir la chakra dans [s]a main », explique-t-il en serrant un flacon contenant un hydrolat de plantes de la chakra, le jardin où est cultivée une partie des végétaux utilisés par la médecine traditionnelle.
D’autres hôpitaux intéressés
Les besoins des communautés augmentent à mesure que le climat se dérègle. Selon l’ACT, le bouleversement climatique, en chamboulant l’écosystème amazonien, affecte particulièrement la santé des peuples autochtones.
« Ils sont totalement dépendants de la forêt, explique Paula Galeano, coordinatrice d’ACT dans le Putumayo. La forêt est leur “grande pharmacie”. » Or, ces mêmes peuples constatent une perturbation des saisons, des cycles de l’eau, un réchauffement des températures — particulièrement problématique pour les femmes enceintes — et une perte de biodiversité. « Notre alimentation n’est plus la même, se désole Anderson Ramirez. Avant, on avait de bons poissons et nos enfants avaient une dentition saine. Maintenant, on voit davantage de dénutrition chez les bébés. »
Pour Amazon Conservation Team, protéger l’Amazonie passe par la protection des peuples indigènes. « Si on superpose une carte de la forêt avec celle des réserves indigènes, on voit que ce sont les aires de meilleure conservation », expose Paula Galeano d’ACT.
L’hôpital est situé dans une ville de 26 000 habitants. © Anouk Passelac / Reporterre
Afin de mener à bout son projet, l’ONG cherche des financements extérieurs. Les hôpitaux voisins de San Miguel ont déjà manifesté leur intérêt pour mettre en place cette même médecine interculturelle. « Cela montre que cette expérimentation répond à un besoin, dit Paula Gaelano, celui d’offrir une attention plus pertinente, respectueuse et efficace pour les communautés indigènes. »
[L’Amazonie au point de bascule 2/7] En Colombie, l'hôpital de San Miguel allie médecine occidentale et traditionnelle. Première étape : mieux accueillir les femmes enceintes et les nouveaux-nés des peuples indigènes.