26/11/2025
Rééditions (autour) d'Élisée Reclus
Ce mois-ci sont sorties une réédition d'Histoire d'un ruisseau (chez Reliefs, magnifiquement illustrée par Clément Vuillier, que je court-préface) ainsi que l'édition poche d'Elise sur les chemins (récit en vers libres, librement inspiré de la vie familiale du précieux géographe anarchiste).
Et comme la tendance actuelle, sur les réseaux, est aux vidéos courtes et percutantes, voici un long post contenant l'intégralité de ma courte préface !
AUTANT LE DIRE D'EMBLÉE À CEUX QUI NE L'AURAIENT JAMAIS FRÉQUENTÉ : LIRE ÉLISÉE RECLUS, et plus particulièrement Histoire d'un ruisseau, C'EST ACCEPTER DE SE RÉCONCILIER AVEC LE MONDE. Un monde où l’humain tiendrait une juste place, sans rien sacrifier de sa joie ni de sa conscience, et encore moins l’amour de son prochain. Par les temps qui courent, cela n’est pas courant. Voyons ce que recèle ce texte pour mettre notre esprit dans de telles dispositions.
Élisée Reclus (1830-1905) est ce qu’on pourrait appeler un penseur engagé et visionnaire. Auteur d’une œuvre géographique monumentale – qu’on se contraindra à résumer ainsi : une Nouvelle Géographie universelle en dix-neuf volumes, une encyclopédie géohistorique en six volumes intitulée L’Homme et la Terre, des récits et guides de voyages, des articles à foison – il fut également un théoricien prolifique du mouvement anarchiste, proche de Michel Bakounine et Pierre Kropotkine. Ses analyses précoces sur le rapport qui existe entre exploitation des ressources naturelles et destinée des humains en ont fait un précurseur de l’écologie moderne et ses prises de position sur le végétarisme, le naturisme et l’union libre participent à sa réputation de penseur de la liberté, au sens où celle-ci ne devrait jamais reposer sur aucune forme d’aliénation ou d’oppression – fût-elle animale.
Difficile de présenter Élisée Reclus sans évoquer également sa vie familiale. Fils d’un pasteur rigoriste et d’une institutrice, il appartient à une fratrie de quatorze enfants dont une bonne partie, ainsi que leur descendance, connurent un destin notable (géographes, ethnologues, ingénieurs, médecins, navigateurs, pédagogues, traducteurs…) Grand voyageur tout en restant proche des siens (sa correspondance généreuse en témoigne), il n’a cessé, tout au long de sa vie – y compris au travers des épreuves que furent le deuil de deux épouses, l’emprisonnement et l’exil pour avoir participé à la Commune – d’articuler une expérience personnelle du monde et une pensée encyclopédique désireuse d’unir les hommes entre eux en même temp que de les lier à la Terre qui les portent.
Maintes fois publiée, Histoire d’un ruisseau (1869) tient une place particulière dans cette œuvre. Ouvrage de science autant que de poésie, traité moral autant qu’invitation à se réjouir des beautés et des plaisirs de la vie, il s’accorde à la personnalité d’un savant ayant fui tout académisme. Reclus y conduit son exploration du cycle de l’eau d’une façon méthodique (de la source vers l’embouchure du fleuve) mais aussi pleine d’allant et de fantaisie. À des chapitres intitulés « Le bain » ou « La promenade » s’ajoutent partout ailleurs l’évocation de mythes, de légendes, de rêveries venant enrichir les descriptions d’une géographie physique plus conventionnelle. Devant les mystères d’un gouffre, on est enjoint à adopter la taille d’une araignée ou d’un gnome, afin de comprendre plus aisément ce qui, sans cela, échapperait à notre entendement.
Car là réside l’un des charmes puissant de l’écriture reclusienne : elle s’adresse à la sensibilité du lecteur autant qu’à son intelligence. Écrit pour la collection « Bibliothèque d’éducation et de récréation » de l’éditeur Hetzel, destiné à récompenser les élèves du XIXe siècle, le petit opus nous touche encore. Qui n’a pas connu, aimé un ruisseau ou une fontaine dans sa vie ? Élisée ne cesse de nous inviter à poursuivre ces réminiscences pour nous entraîner vers des connaissances plus vastes. Avec lui, l’école buissonnière devient l’école de la vie, telle que sa mère, Zéline, l’avait instaurée dans le pensionnat qu’elle dirigeait dans la ville d’Orthez, d’inspiration rousseauiste, où les situations de la vie quotidienne servaient à initier la découverte et l’apprentissage.
Élisée, quant à lui, ne peut s’empêcher d’aller plus loin. Considérant que le savoir appartient à tous et qu’il représente un pouvoir d’émancipation fondamental, il agrège en permanence observation, science et politique. À de multiples reprises, il rappelle que le pouvoir de transformation du ruisselet, avec tout ce qu’il charrie et refaçonne en permanence, est bien supérieur, proportionnellement parlant, à celui des fleuves et des océans. En plus d’une vérité géologique, comment ne pas y voir un encouragement à destination des humbles et des travailleurs ? Ailleurs, évoquant toujours les gouffres, il est plus prompt à saluer l’héroïsme des mineurs que celui des explorateurs du dimanche, parmi lesquels il se compte. Avec lui, le peuple n’est jamais mis à la remorque d’une élite intellectuelle ou politique.
En permanence, son exposé d’un savoir parfois complexe et érudit (les références historiques et civilisationnelles ne manquent pas) est émaillé d’expériences sensibles dans lesquelles il entraîne tout un chacun. On plonge avec lui dans l’eau glacée d’un cours d’eau en plein hiver et, à la page suivante, aussi nus que les tritons ayant peuplé les mares originelles, nous fraternisons avec des soldats au bain également, oubliant avec lui les uniformes dont on devine par ailleurs qu’ils ne sont pas un motif d’admiration pour l’anarchiste qu’il est.
Car enfin il y a cela aussi, dans la pensée de Reclus : une étonnante plasticité, qui nous invite en permanence à dépasser nos propres étroitesses. Le chapitre sur « les sinuosités et les remous » démonte l’abstraction des lignes droites et régulières qu’on voit sur les cartes et l’idée selon laquelle il existerait quoi que ce soit de figé dans l’univers. Les montagnes, pas plus que l’eau, ne sont immobiles et l’on est convié, depuis le bord du ruisseau, à contempler l’immense ronde des astres en perpétuel mouvement. À la fin du chapitre, Élisée est même pris d’une douce mélancolie à l’idée que toute l’histoire humaine ne serait rien de plus qu’une ride sur l’eau de « la mer sans bornes des temps ».
Mais cette juste place rendue à l’homme n’aboutit pas pour autant à un relativisme désenchanté ou une abdication du génie humain. Au contraire, Élisée se livre ailleurs à des analyses très concrètes touchant au progrès et à l’industrie qui, aujourd’hui encore, frappent par leur pertinence. Si ses projections ne se révèlent pas complètement visionnaires (loin s’en faut lorsqu’il affirme sa foi en la civilisation et l’intelligence des hommes pour réguler l’utilisation des eaux, des ressources forestières et piscicoles), on peut néanmoins s’étonner qu’il touche du doigt, avec tant de justesse, les questions et défis qui se posent à nous aujourd’hui sur l’exploitation et la préservation de ces ressources.
On pourrait dès lors trouver ses interprétations par trop naïves et infirmées par le triste cours des choses, mais ce serait ignorer qu’ailleurs dans son œuvre, la notion de progrès s’accompagne toujours de celle de « régrès », toute évolution se faisant selon un rythme qui intègre à la fois des avancées et des reculs.
Ainsi est-on en droit (en devoir peut-être ?) de suivre Reclus dans son optimisme et de considérer ce dernier comme la marque d’une inspiration salvatrice plutôt que comme une défaite de sa pensée. N’est-ce pas le propre des esprits visionnaires, après tout, que de proposer et de croire en des chemins qui n’existent pas encore ? À l’heure des grands défis et des désillusions, nous avons besoin, je pense, de textes qui, comme Histoire d’un ruisseau, affirment une foi en l’humain qui ne soit pas pensé comme le centre du monde, mais plutôt comme « la nature prenant conscience d’elle-même », ainsi qu’il est écrit en exergue de L’Homme et la Terre.