05/06/2025
Plieux, mardi 3 juin 2025, neuf heures et demie du matin. Je n’ai pas souvenir qu’un pays m’ait inspiré autant d’immédiate antipathie que l’Andorre. Il faut dire que venant de France on l’aborde par le Pas de la Case, qui devrait être plutôt de la Casse, ou du Casse, comme Isidore, car de tous les magasins et boutiques, et il n’y a que ça, sauf des hôtels pour les casseurs, on voit sortir des étrangers, presque toujours français, en l’occurrence, portant entre les bras d’énormes boîtes et paquets qu’ils sont venus acquérir à prix cassés, hors taxes, et cela de dizaines, voire de centaines, de kilomètres à la ronde. Dans ce qui a dû être un beau cadre de montagnes, Le Pas de la Case a l’air d’une station de ski milieu de gamme, mais c’est en fait une ville sainte de la consommation et de la bonne affaire, doublement antiécologique, et par la frénésie d’achats qui s’y déchaîne, et par l’afflux de pèlerins qui s’y précipitent, même et surtout le dimanche — une horreur.
Ensuite ça ne s’arrange pas. Après le col on s’enfonce dans une profonde vallée de plus en plus étroite et encaissée, à vrai dire déjà passablement sinistre en soi, le long de laquelle se pressent pour ainsi dire sans interruption de grands et petits grands hôtels pour les amateurs de sports d’hiver, longs bâtiments empoussiérés par l’unique et très dense voie de circulation, et qui bien sûr semblent particulièrement désolés hors saison, quand tous leurs volets sont tirés et toutes les vitrines de leurs cafés et restaurants badigeonnées. Il y a bien quelques jolies et très petites églises romanes, qui semblent ravissantes sur les photographies du Pyrénées romanes des éditions Zodiaque, mais ces images sont autant de leurres, comme vont d’ailleurs l’être les miennes, car, outre que ces chapelles sont toutes un peu suspectes de sur-restauration (avec la pierre meulière, sans âge, c’est facile, il suffit de remplacer…), elles sont toutes serrées contre la grand-route, avec des abords suraménagés, parcs de stationnement, allées goudronnées, lampadaires, panneaux didactiques, tous également décourageants pour l’âme et l’œil — on dirait de grosses maquettes.
Mais le pire est à venir avec la capitale, Andorre-la-Vieille, sans doute ainsi nommée par antiphrase, car la vieille ville, un village, d’ailleurs suraménagé lui aussi, occupe à peine un centième de l’ensemble, en fait constitué de deux villes plutôt qu’une : Andorre proprement dit et Escaldes-Engordany, où paraît concentré l’essentiel du mouvement d’affaires, hôtels, hôtels, hôtels, banques, centre commerciaux, emporiums, et même musée Carmen Thyssen-Bornemisza, qui était fermé hier lundi, qui a peu d’apparence et qui pourrait bien être une belle arnaque lui aussi, car on ne parvient pas à voir et à comprendre ce qui y est montré. On dit toujours que Charleroi est la ville la plus laide du monde, je crois qu’elle a plusieurs fois remporté le titre, mais Andorre-la-Vieille est un sérieux rival. Nous montâmes jusqu’à la petite église Sant-Miguel-d’Engolasters, qui présente toutes les caractéristiques que j’ai dites : jolie, assez suspecte, en bord de route, et n’offrant sur elle-même aucun recul possible, dans son environnement de riche banlieue en proie à l’artificialisation galopante.
À mesure qu’on s’élève sur les pentes de l’infernale vallée centrale la situation s’améliore un peu, mais très lentement, il y faut chaque fois une demi-heure ou une heure, car l’urbanisation va presque aussi vite que la voiture. On dirait que la population d’Andorre, outre un colossal accroissement démographique (elle devait être très réduite, à en juger par la taille des églises anciennes, qui peuvent contenir à peine trente ou quarante personnes…), a subi un gigantesque auto-Grand Remplacement, qui a l’avantage de lui assurer prospérité et sécurité, mais qui n’en est pas moins changement de civilisation, et pas pour le meilleur. C’est comme une tribu indienne dont tous les membres seraient devenus banquiers, hôteliers, directeurs de c.sino, spéculateurs, boursicoteurs, promoteurs immobiliers, hommes et femmes d’affaires, entrepreneurs de travaux publics, millionnaires. Sauf dans les zones très reculées, et encore, il y est très rare, et Maison des Vallées ou églises romanes exceptées, la bâti traditionnel a pour ainsi dire totalement disparu. On ne voit pratiquement pas de maisons anciennes. À peu près personne ne paraît habiter dans un édifice de plus de trente ou quarante ans. Par voie de conséquence, personne n’a l’air d’un indigène. On ne croise que des gens d’affaires, des employés de gens d’affaires, des commerçants et des voyageurs étrangers, qu’on n’ose appeler des touristes, car ce n’est manifestement pas l’art, la culture et l’histoire, pas même la nature, qui les attirent.
Que s’est-il passé ? Comment un peuple a-t-il pu changer aussi vite, au point de disparaître, au moins superficiellement ? On cite toujours le statut de paradis fiscal, et certainement il a joué un rôle considérable en effet, mais il paraît qu’il n’a plus cours et cela ne semble interrompre en rien un développement économique et financier fatal au paysage et à l’esprit des lieux. Peut-être a-t-il été l’occasion, tant qu’il a duré, de judicieux placements, qui en prolongent les effets. Tout est riche et laid, chaotique et prospère.
Il y a bien quelques zones qui paraissent avoir échappé à la sécularisation urbanistique, mais elles sont rares et de difficile atteinte. De Sant-Julià-de-Lòria, dans le sud de la principauté, part en est une route en boucle qui, passées les pénibles et longues premières pentes habituelles, atteint à ce qui paraît enfin, du côté des Bordes de la Peguera, des paysages véritables, de vrais pâturages, et ils sont magnifiques. Un embranchement sur la boucle mène au Bosc de la Rabassa, à plus de deux mille mètres d’altitude, dans un très majestueux et large cadre de montagnes. Las, c’était trop beau, littéralement. Il a fallu aménager, à des fins d’exploitation. Il y a là un affreux Naturland, tout en parcs de stationnement recouverts de plaques photovoltaïques, et que nous trouvâmes déserts, Dieu merci, vilain hôtel, vilains chantiers, vilains édifices bizarres, récents, et qui paraissent déjà abandonnés. Il en va de l’amour de la nature comme de la lutte officielle contre l’immigration de masse : tout ce qui prétend contribuer à cette lutte et à cet amour ne fait que détruire cet objet — les lois contre l’immigration l’intensifient, les aménagements en faveur de la nature la circonscrivent, la salissent et la tuent. Je remarque aussi que chaque fois qu’on prétend démocratiser une institution ou un site, on commence par l’infantiliser. Ce qu’il y a de plus laid, au Naturland de la Rabassa, c’est une sorte de gigantesque toboggan à circonvolutions et spirales qui permet à garçons et filles de descendre à toute vitesse sur plusieurs centaines de mètres. Au lieu de préparer les enfants au monde et de leur faire aimer ce qu’il a de beau, les forêts, les sommets, les chemins, les tableaux, la musique, les livres, on l’aménage à leur intention et on le rend hideux, vulgaire et imbécile. Loin de tendre à cultiver les masses et à les rendre adultes, la démocratisation est presque toujours une infantilisation. Elle est aussi bien sûr une commercialisation, et plus encore une exploitation. Après tout les masses sont infiniment plus nombreuses que l’élite de jadis, d’ailleurs éradiquée et dont il n’y a plus rien à tirer, financièrement. Elles sont beaucoup plus rémunératrices, surtout dans les pays prospères où elles ont les moyens d’offrir à leurs enfants DisneyWorld, les parcs à thèmes ou les centres aquatiques. Mais pour obtenir leur clientèle et bien les exploiter, il faut tout vulgariser, américaniser, infantiliser, détruire et reconstituer à leur intention.
Du Bosc de la Rabassa la redescente vers la méchante vallée est aussi belle que la montée. À Juberri, déjà dans la zone d’urbanisation à outrance, on aperçoit même une minuscule chapelle, romane ou préromane, mastoc à souhait, entre quelques maisons qui sont encore anciennes mais ne le resteront sans doute pas longtemps car la modernité monte à leur assaut de toute part et les encercle déjà. Le village d’Aubinyà, presque tout en bas, est un cas intéressant. Je ne sais ce qu’il en restait vraiment à la fin du siècle dernier mais il a été reconstitué, encore tout récemment, avec autant de fantaisie que de moyens. Mutatis mutandis il fait penser à ces hameaux du nord-ouest du pays de Galles où exerça son prodigue talent l’architecte Sir Clough William-Ellis. C’est le couronnement de l’inauthenticité, mais avec au moins l’honnêteté de n’avoir nullement l’air vrai, et d’être assez drôle. Nous y rencontrâmes un chat noir, d’une coolitude méprisante parfaite.
https://www.renaud-camus.net/journal/2025/06/03