08/05/2025
Pascal Arnaud, auteur et journaliste, nous livre un regard enthousiaste sur les deux derniers livres des éditions Y. Nous partageons son article avec joie.
Frapper dur / Une barque d’argent
Décryptages
Faire un pas de côté est une manière d’avancer. Les Éditions Y en font deux pour s’écarter, sans le perdre de vue, du chemin de sa collection « le mot à la bouche », jalonné de bornes décalées aux silhouettes fantastiques. Avec Frapper dur de Dominique Tellier et Une barque d’argent de Dominique Berberian, le réel ne se travestit pas pour mieux exister, mais il s’impose magistralement dans une nudité de diamant. Deux textes « hors cadre » qui résonnent d’une même exigence de décrypter par l’écriture, le premier un passé menacé d’oubli, l’autre l’essence de la création artistique.
Frapper dur raconte l’arrivée à Nantes, en 1951, d’un immigré espagnol qui fuit le franquisme, et ses premiers mois de vie nouvelle où il lui faut repartir de rien pour se faire une petite place au soleil ou sous la pluie. Récit en deux parties d’un parcours qui traverse le monde rude des chantiers navals puis la campagne profonde, non moins rude, du pays nantais. Courage physique, force mentale, valeur de l’ouvrage, du labeur, de la peine qu’il ne faut pas compter, harassement et maigres récompenses, mais toujours l’ardent désir de vivre, d’espérer. Au fil d’un destin individuel, Dominique Tellier propose une pleine immersion dans une époque et des lieux dont il sauve la mémoire, un monde des humbles, un petit peuple laborieux vivant au jour le jour, dans une lumière grise, heureusement traversée par les éclats de l’amour. Regard cinématographique, attentif aux détails comme à l’ambiance, minutieux travail où chaque touche est juste, chaque coup de pinceau d’une précision d’orfèvre pour une fresque d’un réalisme hypnotique. Deux tableaux, l’un dans le prolongement de l’autre, ouvrant la voie à une suite (peut-être prévue ?) aussi longue qu’une vie. Et le bonheur, pour ceux qui la connaissent, de baigner dans la luminosité unique de la Loire. L’écriture fine, rapide, dégraissée de tout superflu ou complaisance, est un modèle d’efficacité.
Une barque d’argent joue d’une autre manière sur la lumière, la couleur — les lumières, les couleurs, leurs significations énigmatiques — à travers les trente-six toiles d’un génie de la peinture, demeuré méconnu jusqu’à sa mort, auquel son fils veut rendre justice. Il commande la réalisation d’un film sur l’œuvre de son père à un cinéaste, qui est ici le narrateur, lequel comprendra plus t**d l’importance d’un travail alimentaire hâtivement bouclé. Plus que la démarche filiale, ce qui est proprement fascinant dans le récit, c’est la plongée à la fois optique, intellectuelle, émotionnelle, ésotérique, dans un chef-d’œuvre pictural et surtout ses correspondances avec les autres formes d’art que sont la musique et la littérature. Une quête à l’allure d’enquête nous emmène jusqu’au fameux retable d’Issenheim, entourbillonné de la musique de Gustav Mahler et les six lieder de son Chant de la Terre. Pour faciliter ce périple initiatique, ou le justifier, une dose d’acide lysergique diéthylamide, autrement dit L*D, est offert au lecteur voyageur, au détour d’un rappel historique des ravages de l’ergotisme dû au champignon hallucinogène du seigle frelaté. Mais rien d’irrationnel. Il y a une rigueur mathématique dans la pose successive des éléments de l’équation qui se résout dans la forme géométrique du mazzocchio, étrange mausolée de verre que le fils édifiera pour son père au sommet d’une montagne, tel une couronne de gloire rayonnant sur le monde. Attention, lecture envoutante qui ne peut s’arrêter au point final du texte et oblige à aller se baigner aux sources de son inspiration !
Pascal ARNAUD