14/07/2025
« De l’Épiphanie à la Fête nationale — Thierry Ardisson ou l’ombre portée de la monarchie cathodique »
Né un 6 janvier comme Jeanne d’Arc, mort un 14 juillet comme Louis XVI l’aurait pu, Thierry Ardisson n’est pas simplement une figure disparue de la télévision française : il est le dernier styliste d’un monde médiatique en voie d’effacement. À la croisée de la dandyserie et de la monarchie spectrale, il laisse derrière lui un verbe tranchant, une esthétique noire, et l’image d’un héraut lucide dans un siècle d’aveuglement.
Il fallait que ce soit un 14 juillet.
Un jour d’uniformes, de tambours, de sabres en lustrine ; un jour de République spectacle, de commémoration ritualisée. C’est là, dans l’arrière-scène du défilé militaire, que la mort de Thierry Ardisson, annoncée en demi-teinte, est passée presque inaperçue. Il est pourtant rare qu’un mort semble à ce point choisir sa sortie. Né le jour des Rois, disparu le jour de la Nation : le geste est parfait, la boucle méta-symbolique.
On avait oublié, depuis quelques années, qu’Ardisson n’était pas qu’un animateur. Il était un auteur d’émissions, un artiste de l’interview, un décorateur verbal du néant. Toujours vêtu de noir, il avait inventé sa propre silhouette : celle du moine cynique de l’ORTF finissante, celle du Jarry de plateau, pasticheur du pouvoir dans son propre langage. Il n’avait pas besoin de s’opposer — il citait , amplifiait, stylisait. Et dans cette dérision savante, dans cette posture de faux royaliste vrai moderniste, il disait mieux que quiconque le naufrage contrôlé de l’intelligence télévisée.
Sa manière de recevoir ses invités, assis comme des catéchumènes sous les projecteurs, relevait du cérémonial. Il y avait chez lui du grand inquisiteur amical, du confesseur laïque. Et aussi, parfois, dans le silence qu’il imposait entre deux phrases, quelque chose du curé défroqué resté fidèle à la forme du missel. C’est que la liturgie le hantait : la sienne était médiatique, mais se voulait mystique.
Il faut avoir vu Ardisson interroger Gainsbourg, Houellebecq ou Bashung pour comprendre ce qu’il cherchait : non pas des réponses, mais des fragments d’épiphanie. Il était de ces hommes pour qui la télévision avait encore une aura, une autorité, une verticalité. Et il le savait, que tout ça disparaîtrait. Il disait souvent que la télé était foutue. Mais il y revenait, toujours — tel un prêtre revenu au tabernacle, les mains tachées d’encre.
Né un 6 janvier 1949 — le jour même où, selon la tradition chrétienne, les mages d’Orient vinrent saluer l’Enfant-Roi — Ardisson aura passé sa vie à reconnaître les faux rois, à flairer les impostures. Il aimait le pouvoir, oui, mais il le décortiquait. Et surtout, il en stylisait les codes. C’est peut-être cela, le plus précieux de son héritage : avoir montré qu’on peut critiquer un monde tout en en respectant l’apparat, qu’on peut être en guerre contre l’époque sans se départir de la syntaxe.
Sa mort, un 14 juillet, a quelque chose d’ironique. Alors que la République exhibe ses blindés sur les Champs-Élysées, que la Garde républicaine descend la rue de Rivoli au pas lent des monarchies décapitées, Ardisson meurt en silence. Sans sabre ni trompette, sans “Salut les Terriens !”. Il s’éteint dans un monde où plus rien ne se regarde, où tout se zappe, s’efface, s’archive sans mémoire.
Mais peut-être est-ce aussi une élégance. Mourir le jour de la Nation, quand tout défile, c’est s’absenter dans le bruit, comme un écrivain quitterait la scène au milieu d’un feu d’artifice. Ce n’est pas une disparition, c’est un effacement chorégraphié.
Et l’on se prend à rêver que Thierry Ardisson, quelque part, continue de commenter le réel, assis dans une loge rouge, un verre de bourgogne à la main, entouré de spectres : Artaud, Mitterrand, Duras, Baudrillard, tous réunis pour une dernière émission. Lui seul poserait les questions. Personne ne regarderait. Mais tout le monde s’en souviendrait.
✍🏼 Yves-Alexandre JULIEN
📸 JOEL SAGET / AFP