26/06/2024
PARTIE DE FOOT DU BOUT DU MONDE [demain, le Caucase #2 / décembre 2022 / texte et vidéo Mery Assatiani]
L’année prochaine il y aura une route asphaltée pour accéder au village perché sur la montagne de Gomi, dans la région de la Gourie, en Géorgie occidentale. En attendant, les travaux vont bon train et la piste, malmenée par ces opérations et rendue à l’état boueux, s’apparente à une route de l’extrême. Lorsque nous arrivons à destination après une heure trente de frayeurs avec le sentiment de renaître à la vie parce qu’on vient d’échapper à la mort, on s’attend à ce que des perspectives à couper le souffle rétribuent notre effort. En fait d’horizon, une chape d’épais brouillard, si uniforme qu’elle nous empêche de nous orienter. Nous ne verrons rien du panorama. Seuls des maisonnettes en bois sur pilotis, qui accueillent les estivaliers et à l’abri desquelles s’organise un séjour sans eau et sans électricité, donnent une identité visuelle à la station. Des plantes que l’humidité a fait pousser généreusement et quelques bovidés complètent ce tableau à l’opacité turnerienne.
Nous nous contentons de déambuler à l’aveugle, laissant les gouttelettes en suspension s’additionner en revêtement froid sur nos contours, quand un paysage inattendu se révèle soudainement à nos sens. Un paysage sonore d’abord, si incongru qu’on croit un instant mal l’interpréter : des éclats de voix accompagnés d’échos de ce qui fait songer à des coups portés sur le cuir d’un ballon. Tandis que nous nous approchons de la zone d’où provient le chahut, nous avisons des corps en mouvement qui fendent par instants la masse humide à la suite d’une b***e avant de disparaître à nouveau dans ses profondeurs invisibles : il s’agit de la partie de foot la plus surréaliste qui soit, jouée (à l’oreille supposons-nous) par de jeunes garçons au langage fleuri et à l’accent gourien prononcé. Il ne nous vient plus l’idée de regretter les perspectives montagneuses englouties dans la mer de brume, la poésie éphémère de cette scène vaut bien toutes les féeries naturelles qui ont fait la réputation de ce site. Depuis notre bulle de clarté, nous n’avons rien vu non plus des touristes et de la surconstruction qui gâte, dit-on, le charme du lieu. Réduit à un petit périmètre de netteté, ce monde étroit, purgé de ses impuretés mais pas de sa vitalité, a l’universalité réconfortante d’une vision mythologique. Celle-ci offre un contrepoint savoureux à la version dévoyée par la publicité, l’argent et la surexposition que portent les illustres représentants du sport le plus démocratique et populaire de la planète : dans des stades chauffés par un éclairage surpuissant, ces multimillionnaires, qui doivent leur fortune autant à leur coup de pied qu’à leur fonction d’homme-sandwich, se disputent un ballon et de gros salaires sous le contrôle de millions de paires d’yeux. Ces enfants noyés dans le brouillard qui tapent furtivement la b***e sur leur montagne font surgir les images romantiques de cette internationale footballistique alternative qui unit d’un fil invisible ceux qui s’adonnent à ce sport avec la simplicité et l’authenticité que confèrent les pratiques confidentielles et désintéressées, tout en rêvant sans doute secrètement – écornons déjà le mythe naissant ! –, de prendre la place de ceux qui s’ébrouent dans la lumière.