05/09/2025
Quand l’amnésie institutionnelle devient stratégie : le cas troublant du bâtonnier de Port-au-Prince
Le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince se présente aujourd’hui en chantre de la défense de la Constitution de 1987, multipliant les interventions dans les médias pour dénoncer l’illégitimité supposée des conseillers présidentiels (CPs). Selon lui, ces derniers n’ont ni la légitimité ni l’autorité nécessaire pour s’engager dans un processus de révision constitutionnelle. Un discours qui, à première vue, semble noble, courageux et aligné sur les principes de l’État de droit.
Mais une question brûlante se pose : n’est-ce pas ce même bâtonnier que l’on retrouve, noir sur blanc, sur les photos officielles du comité de pilotage du Groupe de travail sur la Constitution ? Ce comité, faut-il le rappeler, avait pour mission explicite d’accompagner et de réfléchir aux modalités de réforme constitutionnelle. Autrement dit, l’homme qui s’érige aujourd’hui en défenseur intransigeant de la Constitution de 1987 a lui-même participé à un dispositif visant à en réviser certaines dispositions.
Un problème de mémoire ou un calcul politique ?
Il est légitime de se demander : s’agit-il d’une amnésie sélective, d’un repositionnement stratégique ou d’une instrumentalisation pure et simple de la mémoire collective ? Quand on a siégé dans un comité qui portait précisément sur la réforme constitutionnelle, peut-on, sans rougir, s’ériger en gardien de la lettre intouchable de 1987 ?
Le rôle du bâtonnier, au-delà de sa fonction représentative, est celui d’un garant moral et éthique. À ce titre, il est tenu par un devoir d’exemplarité, de cohérence et de responsabilité. Or, le contraste entre son passé récent et ses prises de position actuelles fait jaillir un malaise profond : peut-on sérieusement défendre une cause que l’on a soi-même contribué à fragiliser ?
Une contradiction lourde de conséquences éthiques
L’éthique exige de la constance. L’éthique interdit le double discours. L’éthique commande la transparence. Le bâtonnier, en s’asseyant hier à la table du comité de pilotage et en dénonçant aujourd’hui ceux qui prétendent s’engager dans la même direction, ne s’expose-t-il pas à l’accusation d’hypocrisie institutionnelle ?
La question est grave, car elle touche au cœur de la crédibilité des élites intellectuelles et professionnelles haïtiennes. Comment exiger des gouvernants une ligne de conduite claire et droite, si ceux qui prétendent les critiquer se permettent les mêmes volte-face ?
Quand la défense devient opportunisme
Il est facile, dans le contexte actuel de rejet de toute initiative venue d’en haut, de se placer du côté de l’opinion publique, de dénoncer bruyamment, de multiplier les interventions à la radio. Mais le courage véritable ne réside pas dans la critique opportuniste ; il réside dans la capacité d’assumer ses choix passés, de les expliquer, de reconnaître ses erreurs s’il y en a, et de proposer une voie cohérente.
En refusant d’assumer cette part de son parcours, le bâtonnier ne fragilise pas seulement son image personnelle. Il met aussi en péril la crédibilité de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, institution censée incarner la rigueur intellectuelle, la droiture morale et la défense du droit dans sa plus pure expression.
La nécessité d’un débat éthique
Au-delà de la polémique, ce cas soulève une question plus vaste : celle de l’éthique dans l’espace public haïtien. Peut-on continuer à tolérer ces contradictions flagrantes, ces glissements opportunistes, sans exiger de comptes ? Le bâtonnier, en tant que chef d’une corporation respectée, ne devrait-il pas être le premier à donner l’exemple en matière de cohérence et de responsabilité morale ?
La nation a besoin de repères solides, de voix crédibles, de figures constantes. Elle n’a pas besoin de discours changeants au gré des circonstances, encore moins de ceux qui veulent occuper simultanément toutes les postures, quitte à se contredire.
L’histoire retiendra peut-être que le bâtonnier de Port-au-Prince a élevé la voix contre l’illégitimité des conseillers présidentiels. Mais elle retiendra aussi et surtout que cet homme avait lui-même prêté sa présence et son image à un comité de pilotage visant une réforme constitutionnelle. Entre mémoire courte et opportunisme, la frontière est mince. Et la leçon est claire : quand l’éthique cède le pas à l’ambiguïté, c’est toute une institution qui en sort affaiblie.
Port-au Prince, le 04 septembre 2025.
Me. Jean Wilbert JEAN, Av.
Maîtrise En sciences-Po.
Maîtrise en MBD,
Mastérant ès Droit des Affaires