18/11/2025
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𝗩𝗲𝗿𝘁𝗶è𝗿𝗲𝘀, 𝟭𝟴 𝗻𝗼𝘃𝗲𝗺𝗯𝗿𝗲 𝟭𝟴𝟬𝟯 : 𝗹𝗮 𝗳𝗶𝗻 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝗱𝗼𝗺𝗶𝗻𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗳𝗿𝗮𝗻ç𝗮𝗶𝘀𝗲 𝗲𝗻 𝗛𝗮ï𝘁𝗶 :...............................................................
𝗥é𝘀𝘂𝗺é
La bataille de Vertières représente l’ultime affrontement entre les forces françaises de Rochambeau et l’armée indigène commandée par Jean-Jacques Dessalines. Elle marque la fin définitive de la domination coloniale française à Saint-Domingue et ouvre la voie à la proclamation de l’indépendance d’Haïti. Cependant, l’historiographie dominante — souvent d’inspiration occidentale tend à réduire la Révolution haïtienne à une simple « fille de la Révolution française », négligeant les luttes antérieures qui façonnèrent la conscience de liberté des populations opprimées. Cet article propose une relecture critique de la Révolution haïtienne en articulant les apports de l’histoire, de la géographie et de la pensée sociale. À partir d’auteurs tels que George Eddy Lucien, Jean-Pierre Le Glaunec, Jean-Marie Théodat et d’autres, nous montrons que la Révolution haïtienne constitue une révolution autonome, enracinée dans de longues traditions de résistance marronne et amérindienne, et inscrite dans une dialectique transatlantique complexe.
𝗜𝗻𝘁𝗿𝗼𝗱𝘂𝗰𝘁𝗶𝗼𝗻
Le 18 novembre 1803, Vertières devient le théâtre d’un affrontement décisif entre l’armée indigène commandée par Jean-Jacques Dessalines et l’armée française dirigée par le général Rochambeau. Cette bataille, ultime épisode d’une longue guerre d’indépendance, marque l’effondrement définitif du système colonial français à Saint-Domingue et annonce la naissance d’Haïti. Pourtant, une part importante de l’historiographie — influencée par les récits européens — présente encore la Révolution haïtienne comme la « fille » de la Révolution française. Une telle lecture occulte les résistances antérieures, les stratégies marronnes, les soulèvements autochtones et les contradictions structurelles du système colonial. Cet article se propose donc de réinscrire Vertières et la Révolution haïtienne dans un cadre analytique plus large, faisant appel à l’histoire sociale, à la géographie humaine et à la critique postcoloniale. Il s’agit de montrer que la Révolution haïtienne constitue une révolution pleine et entière, autonome, originale, et qu’elle prolonge autant qu’elle dépasse les expériences françaises et américaines.
𝗜. 𝗟𝗲𝘀 𝗹𝘂𝘁𝘁𝗲𝘀 𝗮𝗻𝘁é𝗿𝗶𝗲𝘂𝗿𝗲𝘀 : 𝘂𝗻 𝘀𝗼𝗰𝗹𝗲 𝗲𝘀𝘀𝗲𝗻𝘁𝗶𝗲𝗹 𝗱𝗲 𝗹𝗮 𝗥é𝘃𝗼𝗹𝘂𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗵𝗮ï𝘁𝗶𝗲𝗻𝗻𝗲
𝑹é𝒔𝒊𝒔𝒕𝒂𝒏𝒄𝒆𝒔 𝒂𝒖𝒕𝒐𝒄𝒉𝒕𝒐𝒏𝒆𝒔 (1492-1504)
La violence coloniale commence dès l’arrivée de Christophe Colomb. Les Taïnos, menés notamment par le cacique Enriquillo (Henry), mènent une résistance prolongée, connue comme la révolte du Bahoruco. Cette insurrection préfigure les pratiques marronnes et annonce les futures stratégies de libération. Ces premières résistances montrent que l’île n’a jamais été un espace passif : elle est dès les origines un lieu de conflictualité, où la quête de liberté s’exprime sous différentes formes.
Dans Le lieu à l’épreuve de la complexité (Lucien, 2023), l’auteur analyse le passage du captif d’un lieu-torture (la cale du bateau négrier, la plantation) vers des lieux émancipateurs, tels que la mer et surtout la montagne. Selon lui, la montagne devient un espace stratégique, un laboratoire social anticipant la société à venir :« Le captif envisage ce lieu émancipateur… La montagne est parfois une manière de construire un lieu avant-gardiste, appelé à faire chavirer le lieu-torture et à fonder un espace humain et égalitaire » (Lucien, 2023, p. 43). Ainsi, la géographie devient une actrice à part entière du processus révolutionnaire. La fuite vers les mornes, matrice du marronnage, prépare intellectuellement et militairement la révolution.
Le pacte colonial et ses contradictions : Le système de l’exclusif, ou pacte colonial, organise la dépendance totale de la colonie envers la métropole :
• dépendance commerciale,
• dépendance industrielle,
• dépendance politique,
• dépendance agricole.
Face à ce système rigide, même les planteurs blancs expriment des frustrations, tentant parfois de s’en libérer. Cette contradiction interne ébranle l’ordre colonial. Ainsi le Code noir représente une législation de déshumanisation Édicté en 1685 sous Colbert, le Code noir comporte 60 articles réglementant la vie des esclaves. L’article 44 réduit explicitement l’esclave au rang de bien meuble. Ce statut génère une résistance constante : empoisonnements, suicides, avortements, insoumissions, sabotages, fuites urbaines ou rurales. Le grand marron Makandal, par exemple, passe près de 18 ans à organiser un vaste réseau de résistance (vers 1750), soit près de 40 ans avant la Révolution française, ce qui contredit radicalement l’idée d’une inspiration exclusive venue de 1789.
Nécessité d’une approche systémique
Pour comprendre un phénomène historique, il est impératif comme le souligne Lucien de considérer ses dimensions :
• sérielle (le temps long),
• factuelle (les événements),
• systémique (les structures),
• symbolique (les représentations).
Limiter l’analyse au seul facteur de 1789 conduit à un effacement du « T-zéro » des résistances esclaves et à une banalisation du processus révolutionnaire.
𝗜𝗜. 𝗟𝗮 𝗥é𝘃𝗼𝗹𝘂𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗵𝗮ï𝘁𝗶𝗲𝗻𝗻𝗲 : 𝘂𝗻𝗲 𝗿é𝘃𝗼𝗹𝘂𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗮𝘂𝘁𝗼𝗻𝗼𝗺𝗲 𝗲𝘁 𝘁𝗿𝗮𝗻𝘀𝗮𝘁𝗹𝗮𝗻𝘁𝗶𝗾𝘂𝗲
L’historien Jean-Pierre Le Glaunec rappelle que la Révolution haïtienne ne saurait être considérée comme la simple fille de la Révolution française ou américaine. Elle constitue :une révolution originale, enracinée dans les conditions propres à Saint-Domingue, nourrie de traditions marronnes, et intégrée dans une dialectique transatlantique complexe. Ainsi, Saint-Domingue ne fait pas que recevoir les idées européennes : elle les transforme, les radicalise et en accomplit les promesses non tenues (égalité universelle, liberté véritable).
𝗜𝗜𝗜. 𝗩𝗲𝗿𝘁𝗶è𝗿𝗲𝘀 : 𝘂𝗻 é𝘃é𝗻𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗴é𝗼𝗴𝗿𝗮𝗽𝗵𝗶𝗾𝘂𝗲, 𝗵𝗶𝘀𝘁𝗼𝗿𝗶𝗾𝘂𝗲 𝗲𝘁 𝗴é𝗼𝗽𝗼𝗹𝗶𝘁𝗶𝗾𝘂𝗲
𝟏. 𝐋𝐚 𝐥𝐞𝐜𝐭𝐮𝐫𝐞 𝐠é𝐨𝐠𝐫𝐚𝐩𝐡𝐢𝐪𝐮𝐞 𝐝𝐞 𝐉𝐞𝐚𝐧-𝐌𝐚𝐫𝐢𝐞 𝐓𝐡é𝐨𝐝𝐚𝐭
Pour Théodat, Vertières est un « événement au sens plein », c’est-à-dire à plusieurs niveaux :
• national : naissance de l’État haïtien ;
• insulaire : basculement des rapports avec Santo Domingo ;
• régional : déstabilisation de la géopolitique caribéenne.
Il rappelle que : « Une frontière entourée d’eau est une frontière fragilisée » (Théodat).Toussaint Louverture avait déjà envahi la partie orientale de l’île pour abolir l’esclavage, faisant du territoire haïtien l’un des premiers espaces à envahir un pays pour a aider.
𝟐. 𝐕𝐞𝐫𝐭𝐢è𝐫𝐞𝐬 𝐞𝐭 𝐥’𝐞𝐟𝐟𝐨𝐧𝐝𝐫𝐞𝐦𝐞𝐧𝐭 𝐝𝐮 𝐫ê𝐯𝐞 𝐧𝐚𝐩𝐨𝐥é𝐨𝐧𝐢𝐞𝐧
Napoléon rêvait d’un vaste empire américain, incluant :
• la Louisiane,
• Saint-Domingue,
• des colonies stratégiques dans les Caraïbes.
La défaite de Rochambeau à Vertières anéantit ce projet. Peu après, Napoléon vend la Louisiane aux États-Unis, signe d’un recul géopolitique majeur.
𝟑.U𝐧𝐞 𝐠𝐮𝐞𝐫𝐫𝐞 𝐝𝐞 𝐥𝐢𝐛é𝐫𝐚𝐭𝐢𝐨𝐧
Vertières inaugure une forme de guerre nouvelle :
• guerre de libération nationale,
• guerre populaire,
• usage stratégique de la guérilla,
• articulation du terrain (montagnes, plaines, routes),
• démoralisation de l’adversaire.
La France se trouve prise dans ses propres contradictions : nation des droits de l’homme d’un côté, esclavagiste de l’autre.
𝗜𝗩. 𝗩𝗲𝗿𝘁𝗶è𝗿𝗲𝘀 𝗲𝘁 𝗹’𝗲𝗻𝘁𝗿é𝗲 𝗱’𝗛𝗮ï𝘁𝗶 𝗱𝗮𝗻𝘀 𝗹𝗮 𝗺𝗼𝗱𝗲𝗿𝗻𝗶𝘁é
Vertières marque la première victoire d’une armée d’esclaves contre une armée européenne. La défaite française est aggravée par :
• la fièvre jaune,
• la rivalité franco-anglaise,
• l’épuisement logistique,
• l’expérience militaire des insurgés.
Dessalines proclame l’indépendance le 1er janvier 1804, rétablissant l’ancien nom autochtone de l’île : Haïti, signifiant « pays montagneux ». Ce choix est un acte de souveraineté symbolique, rompant avec les nomenclatures coloniales (« Hispaniola », « Saint-Domingue »).
𝗩. 𝗟𝗮 𝗱𝗲𝘁𝘁𝗲 𝗱𝗲 𝟭𝟴𝟮𝟱 : 𝘂𝗻𝗲 𝗰𝗼𝗻𝘁𝗶𝗻𝘂𝗶𝘁é 𝗰𝗼𝗻𝘁𝗿𝗲-𝗿é𝘃𝗼𝗹𝘂𝘁𝗶𝗼𝗻𝗻𝗮𝗶𝗿𝗲
En 1825, la France impose à Haïti une indemnité de 150 millions de francs-or (réduite ensuite à 90 millions). Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité : ce sont les vainqueurs qui doivent payer les vaincus. Cette indemnité, véritable contre-révolution juridique, économique et diplomatique, vise à étouffer la jeune république et à punir symboliquement l’unique révolution d’esclaves victorieuse de l’histoire.
𝗖𝗼𝗻𝗰𝗹𝘂𝘀𝗶𝗼𝗻
Vertières n’est pas seulement une bataille : c’est l’aboutissement de plusieurs siècles de résistance. En comprenant la Révolution haïtienne dans toute sa profondeur — autochtone, marronne, géographique, symbolique, transatlantique — on saisit qu’elle n’est pas la fille de la Révolution française ou américaine.
Elle est une révolution autonome, novatrice, radicale, qui accomplit les promesses universelles de liberté et d’égalité. Vertières marque ainsi l’entrée d’Haïti dans la modernité politique et annonce la création du premier État noir moderne.
𝗕𝗶𝗯𝗹𝗶𝗼𝗴𝗿𝗮𝗽𝗵𝗶𝗲
𝑱𝒂𝒎𝒆𝒔, 𝑪. 𝑳. 𝑹 : 𝑳𝒆𝒔 𝑱𝒂𝒄𝒐𝒃𝒊𝒏𝒔 𝑵𝒐𝒊𝒓𝒔
𝑳𝒆 𝑮𝒍𝒂𝒖𝒏𝒆𝒄, 𝑱.-𝑷. (2017). 𝑳’𝒂𝒓𝒎é𝒆 𝒊𝒏𝒅𝒊𝒈è𝒏𝒆 : 𝑳𝒂 𝑹é𝒗𝒐𝒍𝒖𝒕𝒊𝒐𝒏 𝒉𝒂ï𝒕𝒊𝒆𝒏𝒏𝒆 𝒗𝒖𝒆 𝒅’𝒆𝒏 𝒃𝒂𝒔. 𝑴𝒐𝒏𝒕𝒓é𝒂𝒍 : 𝑴é𝒎𝒐𝒊𝒓𝒆 𝒅’𝒆𝒏𝒄𝒓𝒊𝒆𝒓.
𝑳𝒖𝒄𝒊𝒆𝒏, 𝑮. 𝑬. (2021). 𝑳𝒆 𝒍𝒊𝒆𝒖 à 𝒍’é𝒑𝒓𝒆𝒖𝒗𝒆 𝒅𝒆 𝒍𝒂 𝒄𝒐𝒎𝒑𝒍𝒆𝒙𝒊𝒕é : 𝑨𝒑𝒑𝒓𝒐𝒑𝒓𝒊𝒂𝒕𝒊𝒐𝒏 𝒆𝒕 𝒖𝒔𝒂𝒈𝒆𝒔 𝒄𝒉𝒆𝒛 𝑱𝒐𝒔𝒆𝒑𝒉 𝑨𝒏𝒕é𝒏𝒐𝒓 𝑭𝒊𝒓𝒎𝒊𝒏. 𝑷𝒐𝒓𝒕-𝒂𝒖-𝑷𝒓𝒊𝒏𝒄𝒆 : 𝑪3 é𝒅𝒊𝒕𝒊𝒐𝒏𝒔.
𝑴𝒂𝒅𝒊𝒐𝒖, 𝑻. (1847). 𝑯𝒊𝒔𝒕𝒐𝒊𝒓𝒆 𝒅’𝑯𝒂ï𝒕𝒊. 𝑷𝒐𝒓𝒕-𝒂𝒖-𝑷𝒓𝒊𝒏𝒄𝒆.
𝑻𝒉é𝒐𝒅𝒂𝒕, 𝑱.-𝑴. (2013). 𝑯𝒂ï𝒕𝒊, 𝒖𝒏𝒆 é𝒄𝒐𝒍𝒐𝒈𝒊𝒆 𝒑𝒐𝒍𝒊𝒕𝒊𝒒𝒖𝒆. 𝑷𝒂𝒓𝒊𝒔 : 𝑲𝒂𝒓𝒕𝒉𝒂𝒍𝒂.
𝗔𝘂𝘁𝗲𝘂𝗿 : 𝗦𝗼𝗻𝗶𝗰𝗸 𝗘𝗦𝗧𝗜𝗩È𝗡𝗘
É𝘵𝘶𝘥𝘪𝘢𝘯𝘵 𝘧𝘪𝘯𝘪𝘴𝘴𝘢𝘯𝘵 𝘥𝘦 𝘭’𝘜𝘯𝘪𝘷𝘦𝘳𝘴𝘪𝘵é 𝘥'É𝘵𝘢𝘵 𝘥'𝘏𝘢ï𝘵𝘪 (𝘜𝘌𝘏), 𝘭’é𝘤𝘰𝘭𝘦 𝘯𝘰𝘳𝘮𝘢𝘭 𝘚𝘶𝘱é𝘳𝘪𝘦𝘶𝘳𝘦 (𝘌𝘕𝘚), 𝘥é𝘱𝘢𝘳𝘵𝘦𝘮𝘦𝘯𝘵 𝘥𝘦 𝘚𝘤𝘪𝘦𝘯𝘤𝘦𝘴 𝘴𝘰𝘤𝘪𝘢𝘭𝘦𝘴; 𝘱𝘳𝘰𝘮𝘰𝘵𝘪𝘰𝘯 (2021-2025)𝘖𝘱𝘵𝘪𝘰𝘯 𝘨é𝘰𝘨𝘳𝘢𝘱𝘩𝘪𝘦 𝘌𝘵 é𝘨𝘢𝘭𝘦𝘮𝘦𝘯𝘵 𝘧𝘢𝘤𝘶𝘭𝘵é 𝘥𝘦 𝘋𝘳𝘰𝘪𝘵 𝘦𝘵 𝘥𝘦𝘴 𝘚𝘤𝘪𝘦𝘯𝘤𝘦𝘴 É𝘤𝘰𝘯𝘰𝘮𝘪𝘲𝘶𝘦𝘴 (𝘍𝘋𝘚𝘌) 𝘋𝘦𝘶𝘹𝘪è𝘮𝘦 𝘢𝘯𝘯é𝘦; 𝘱𝘳𝘰𝘮𝘰𝘵𝘪𝘰𝘯 2023-2027𝘖𝘱𝘵𝘪𝘰𝘯: 𝘚𝘤𝘪𝘦𝘯𝘤𝘦𝘴 𝘑𝘶𝘳𝘪𝘥𝘪𝘲𝘶𝘦𝘴
Crédit image: Le National
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