17/12/2025
|| 𝐇𝐚𝐢̈𝐭𝐢 : 𝐥𝐞 𝐩𝐚𝐬𝐬𝐚𝐠𝐞 𝐛𝐫𝐮𝐬𝐪𝐮𝐞 𝐝𝐞 𝐥𝐚 𝐝𝐢𝐜𝐭𝐚𝐭𝐮𝐫𝐞 𝐝𝐞𝐬 𝐃𝐮𝐯𝐚𝐥𝐢𝐞𝐫 𝐚̀ 𝐥𝐚 𝐝𝐢𝐜𝐭𝐚𝐭𝐮𝐫𝐞 𝐝𝐞 𝐥𝐚 « 𝐬𝐨𝐜𝐢𝐞́𝐭𝐞́ 𝐜𝐢𝐯𝐢𝐥𝐞 𝐚̀ 𝐥’𝐡𝐚𝐢̈𝐭𝐢𝐞𝐧𝐧𝐞 »
𝑃𝑎𝑟 𝐽𝑒𝑎𝑛 𝑉𝑒𝑛𝑒𝑙 𝐶𝑎𝑠𝑠𝑒́𝑢𝑠
L’expression consacrée de « transition démocratique » appliquée à Haïti depuis 1986 relève moins de l’analyse politique que de l’incantation. Elle suppose un mouvement, une volonté, un horizon normatif vers lequel un système autoritaire se serait progressivement dissous pour laisser place à un ordre démocratique en construction. Or, ce récit ne résiste pas à l’examen rigoureux des faits. Haïti n’a ni connu, ni même véritablement tenté une transition vers la démocratie. Ce qui s’est opéré en 1986 n’est pas une rupture de régime au sens politique du terme, mais un simple déplacement du centre de gravité de la domination, de l’État dictatorial incarné vers une constellation de pouvoirs civils fragmentés, socialement sélectifs et économiquement prédateurs. C’est ce que je désigne comme la « société civile à l’haïtienne », un agencement de groupuscules et de réseaux sectoriels se partageant la domination des secteurs clés de la nation, y compris les fonctions régaliennes, au détriment des institutions étatiques qu’ils contournent, affaiblissent ou neutralisent.
La chute des Duvalier a mis fin à une dictature personnelle, familiale et militaro-administrative, mais elle n’a pas produit de refondation de l’État. Les structures de domination n’ont pas été démantelées ; elles ont été redistribuées. L’autoritarisme a changé de forme sans changer de fonction. À la verticalité brutale du pouvoir duvaliériste a succédé une horizontalité apparente, tout aussi contraignante, dans laquelle la décision politique se disperse entre des acteurs non élus, non responsables devant le suffrage et largement opaques dans leur fonctionnement. L’État cesse alors d’agir comme centre de décision pour fonctionner comme espace de captation.
La « société civile à l’haïtienne » ne se situe pas en marge du pouvoir. Elle en constitue la doublure structurelle. Elle opère selon une politique de substitution : elle n’exerce pas le gouvernement formel, mais investit l’appareil d’État en plaçant des ministres, des directeurs généraux et des hauts fonctionnaires choisis moins pour leur compétence institutionnelle que pour leur loyauté implicite. Ces pions agissent comme des relais de réseaux plus que comme des agents du service public. Leur autonomie demeure conditionnée au respect de consignes informelles. Lorsqu’ils tentent de restaurer une logique institutionnelle, d’exercer pleinement leur autorité ou de rompre avec les arrangements établis, ils sont publiquement désavoués, politiquement isolés ou rapidement écartés.
Ce mode d’opération maintient l’État dans une situation de paralysie chronique. Les institutions subsistent juridiquement, mais sont privées de capacité d’initiative. La responsabilité politique se dissout, car le pouvoir effectif se situe hors des circuits constitutionnels, dans des réseaux qui ne rendent de comptes ni au Parlement, ni aux citoyens, ni à une hiérarchie administrative identifiable. L’échec n’apparaît plus comme un accident de gouvernance, mais comme une donnée structurelle d’un système où les détenteurs visibles du pouvoir n’en maîtrisent pas les leviers, tandis que les détenteurs réels se tiennent hors champ.
L’économie politique de ce dispositif éclaire sa stabilité. Les ressources publiques, déjà limitées, sont prises en étau entre la prédation interne et la dépendance externe. Le Trésor public ne fonctionne plus comme instrument de souveraineté, mais comme variable d’ajustement dans un écosystème dominé par les financements internationaux. Ceux-ci, loin de consolider l’État, contribuent à son contournement. Ils alimentent une gouvernance par projets, par urgences et par dispositifs temporaires, substituant à la planification publique une administration fragmentée, contractualisée et largement externalisée. La « société civile à l’haïtienne » s’y impose comme intermédiaire obligé entre l’argent international et une population maintenue à distance de toute capacité de décision collective.
Dans cette configuration, la question électorale perd sa fonction structurante. Les scrutins ne servent plus à arbitrer des projets de société, mais à entériner des équilibres préalablement négociés. Dans certains cas, et avec la complicité active ou tacite de gouvernements étrangers, la « société civile à l’haïtienne » participe à la délimitation du champ du possible politique, décidant de facto qui peut accéder à la présidence de la République et qui en est exclu. La souveraineté populaire se trouve ainsi encadrée, filtrée et neutralisée au nom de la stabilité, de la sécurité ou de la respectabilité internationale.
Parler de « transition qui n’en finit pas », comme on tend souvent à l’articuler, revient donc à entretenir une fiction analytique. Il ne s’agit pas d’un