10/10/2023
Témoignage d'Eliran Ohayon. Marié à Youval et père de trois enfants - Maayan-Hayim, Hadar et Alma -, il est éducateur et vit dans le village de rééducation Adi Néguev. Il est actuellement mobilisé en tant qu'officier de réserve.
J'ai reçu de nombreux coups de fils et messages et je ne pourrai pas répondre à tous, je vais donc essayer d'écrire ici de manière condensée ce que nous avons vécu aujourd'hui. S'il vous plaît, prenez le temps de lire afin de ressentir et vivre avec nous tout ce qui s'est passé. Et en particulier si vous n'habitez pas dans l'ouest du Néguev, nous avons besoin de vous, et que vous vous sentiez concernés par cette tragédie qui nous frappe.
Je voudrais d'abord vous rassurer, nous allons bien. Moi, les membres de ma famille, ma communauté et l'ensemble des patients et patientes du village de rééducation Adi Néguev, là où je vis, et où nous avons subi d'innombrables tirs durant cette journée maudite.
1. À l'aube, la sirène nous a réveillés; nous autres adultes y sommes déjà habitués - les enfants ne s'y habituent jamais. Cette fois, je suis avec trois enfants, dont le plus âgé a cinq ans et la plus jeune trois mois.
Ces moments sont impossibles à décrire, d'autant que le délai entre l'alerte et l'explosion est tellement court. Jamais, absolument jamais, cela n'a duré aussi longtemps - pendant près d'une heure, nous nous sentons comme du bétail dans un abattoir.
2. Je sais, et mes voisins aussi, qu'il nous faut sortir pour encadrer le transfert des patients et patientes vers la zone de sécurité et nous courons dans leur direction pendant que retentit la sirène ; à l'hôpital, une foule de blessés graves en fauteuils roulants, dans les maisons, des personnes aux besoins spéciaux. Nous les faisons tous entrer dans les salles de sécurité renforcée dans lesquelles ils s'entassent jusqu'à maintenant. Pire que tout, j'ai le cœur brisé lors du transfert des patients sous oxygène dans le service de soins intensifs vers une zone où tous ceux qui ne sont pas sous oxygène auront du mal à y être reliés. Les terroristes de Gaza, avec le soutien de la population palestinienne et le régime des ayatollahs, s'en prennent à ces personnes démunies. Voilà qui ils sont.
3. Et tout en agissant, j'ai la sensation d'être dans une zone de guerre - nous entendons des tirs d'armes légères dans toutes les directions, signe que nous sommes au cœur d'un événement encore inédit. Je cours vers la maison pour m'assurer que ma femme et mes enfants vont bien et je leur demande de s'enfermer à double tour. Nous retourneons ensuite vers nos patients afin de les enfermer également.
4. À ce stade, tous les hommes des environs ont transgressé le Chabbat en se munissant de téléphones, armes, objets pointus et ont commencé à patrouiller. Les chants et danses de Simh'at Torah ont été remplacés par une autre forme d'agitation. Les tirs se poursuivent autour de nous, accompagnés d'une fumée épaisse. Je ne pourrais pas décrire ces instants durant lesquels le soleil s'est teinté de gris et la guerre a modifié le temps qu'il fait.
Et comment décrire l'angoisse qui nous saisit en comprenant qu'ils peuvent s'introduire chez nous à tout moment ? S'en prendre à nos enfants ? On se croirait en plein cauchemar.
5. Par chance, je me tiens près du portail à deux moments particulièrement effrayants : tout d'abord, arrive un véhicule, qui freine dans un bruit effroyable, et dont sort un individu qui commence à crier qu'il y a un mort dehors. J'essaie de déterminer s'il est ami ou ennemi, pendant qu'il me colle sous les yeux la photo d'un homme dont le cerveau a explosé. Quelle vision d'horreur !
Quelques minutes plus t**d, s'avancent en courant dans ma direction quelques jeunes femmes couvertes de poussière, l'une d'entre elles m'attrape comme pour vérifier que je suis bien réel, et demande : "Tu es de notre côté ? Tu es de notre côté ?". Les autres crient : " Ils nous ont tiré dessus! Ils nous ont tiré dessus!". Une autre murmure en boucle : " Ma copine, ma copine, …"
Pendant ce temps, la sirène retentit de nouveau, je cours avec les jeunes femmes vers la chambre de sécurité renforcée, elles s'asseyent, tremblant de la tête aux pieds. Ce n'est qu'à ce moment que j'ai pris conscience de l'ampleur de la tragédie survenue lors de la rave party organisée tout près d'ici.
6. Yoram Taharlev a raconté qu'il avait écrit "De l'ombre et de l'eau du puits" après l'opération Agatha :" Ceux qui ont faim trouveront chez nous du pain, ceux qui ont soif trouveront de l'ombre et de l'eau du puits." Un jour, je l'ai entendu dire que cela avait été une expérience nationale déterminante pour lui - la sensation profonde de faire partie d'une seule grande famille.
Son poème a résonné en moi lorsque ces filles ont frappé à notre porte, elles étaient comme mes sœurs qui auraient échappé à l'horreur. Certaines ne savaient pas ce qu'il était advenu de leurs amis, d'autres ne le savent toujours pas. Elles ont tremblé pendant des heures, ont refusé de manger, de se doucher ou de changer de vêtements, jusqu'au soir. Je ne pourrai pas décrire leur regard, je n'ai jamais vu de près de tels regards.
7. Vers midi, j'essaie de trouver quelques instants pour prier et je reviens vers la synagogue désertée, en ce jour qui aurait dû être le plus joyeux de l'année. Je n'y parviens pas, car des tirs éclatent, je peux les voir depuis la fenêtre. Une fois qu'ils cessent, je retourne prier sans vraiment pouvoir - les larmes m'étouffent, que j'essuie avec le rideau de l'Arche sacrée.
8. C'est l'heure de la distribution des repas - aux soldats qui se sont rassemblés chez nous, aux policiers qui ont déployé un barrage à l'extérieur du portail, au vigile à l'entrée de l'hôpital et aux employées de la salle de surveillance.
Nous dévalisons le réfrigérateur et les placards, sans trop réfléchir au menu.
Ensuite, distribution de nourriture pour les jeunes filles du service civil, et de nouveau, cette sensation d'être démunis face aux personnes aux besoins spéciaux. Plus d'une a éclaté en sanglots lorsqu'elle nous voit.
Mais qu'est-ce qui se passe ici ?
9. Le service des réservistes me contacte et me demande de venir, je réponds à mon officier que pour l'instant, on a besoin de moi ici et que je les rejoindrai en fin de journée. Au fur et à mesure que les heures passent, presque tous mes voisins sont mobilisés, et moi aussi.
Comme un arrière-goût de la guerre de Kippour.
10. J'arrive à la base après des adieux déchirants à ma femme et mes enfants et j'apprends une nouvelle atroce : une femme qui avait servi avec nous, une jeune officière de réserve, que j'avais rencontrée il y a peu de temps, a été assassinée à Ourim.
J'ai entendu de près les tirs qui l'ont tuée, je peux voir la base d'Ourim depuis la fenêtre de la maison.
Mon voisin, médecin, a été appelé sur les lieux et a raconté avoir vu des horreurs que même lui n'aurait pas pu imaginer, entre autres, une jeune femme morte entre ses mains. C'est probablement elle.
11. Dès la prise de mes fonctions, je comprends l'ampleur du drame qui se joue : telle est ma mission, tandis que jusqu'ici, j'ai été occupé à prendre soin de mon village et à y fournir toute l'aide possible. C'est déjà intense en temps normal, imaginez ce que c'est en ce moment. Quoi qu'il en soit, le service en tant que réserviste s'annonce long.
Allez, il faut qu'on se reprenne et qu'on remporte la victoire, subitement tout prend d'autres proportions. Ce peuple est tout pour moi, et de ce que j'observe, c'est le cas pour tous ceux qui m'entourent et je suis certain que nous vaincrons.
12. Pour nous, il est indispensable que l'arrière soit uni, avec la certitude de servir une cause juste tout au long d'un chemin qui s'annonce bien long. Mais le peuple éternel ne craint pas les longues routes. Il va nous falloir frapper un bon coup pour obtenir la victoire et la reddition de l'ennemi. Seul le fait de savoir le Sud en sécurité pourra apaiser notre inquiétude. Cette opération ne pourra ressembler à nulle autre précédente, à rien que le pays ait vécu jusqu'à présent. Si nous ne frappons pas de toutes nos forces, c'en est fini de nous, de manière générale en tant qu'État et en particulier en tant que résidents du Sud. Nous ne pourrons pardonner aucune intervention autre que musclée. C'est le moment de mettre de côté cette éthique bancale qui nous sert de ligne de conduite ces dernières années et d'arrêter les frappes chirurgicales et les avertissements. Il faut que la terre s'ouvre et les engloutisse. Un État qui souhaite survivre ne peut plus se permettre d'agir avec mollesse en présence d'une telle cruauté. J'espère que tous ceux qui soutiennent le terrorisme - en Judée-Samarie ou à Gaza, même si ce ne sont "que" de simples citoyens qui distribuent des bonbons ou assistent à l'enterrement de "martyrs", sauront qu'ils devront en subir les conséquences. Leur prétendu humanisme est complètement dénué de toute morale.
Ceux qui n'ont pas vécu ce qui nous est arrivé aujourd'hui ne pourront jamais comprendre l'intensité de notre fureur.
13. Cette fureur éclate même lorsque les nations "reconnaissent notre droit à nous défendre". Nous ne sommes pas des femmes battues. Nous n'avons pas besoin qu'on nous accorde le droit de nous défendre, mais l'obligation de pouvoir mener une vie normale.
Après une telle journée, tout en revêtant mon uniforme et en écrivant ces lignes, je me promets de n'avoir de répit que lorsque nous aurons réclamé des comptes, y compris à ces chefs sans envergure qui nous dirigent - s'ils ne réagissent pas avec l'intensité attendue par les habitants du Sud, ce qui n'est actuellement pas le cas, je ferai de leur renversement et de la fin des paradigmes qui ont fait de notre vie un enfer mon unique mission.
14. À l'heure actuelle, notre unique mission est de veiller sur nos vies et sur la vie de ceux qui ont été enlevés, hommes, femmes et enfants. Les chiffres sont inimaginables.
Et cela ne suffit pas - nous devons garantir notre existence. À n'importe quel prix.
N'importe lequel.
Il n'existe pas de guerre plus juste que la nôtre
15. À la prochaine, en espérant qu'elle sera plus joyeuse.