16/12/2025
L’État failli… et les célébrations de sa chute
INTEL-DROP
16 décembre 2025
Analyse des transformations syriennes, du référendum de la rue libanaise sur l’influence du Hezb.ollah et de la montée de la rue sunnite.
Dr PeterGermanos *
09.12.2025 – Beyrouth
Ce que le Liban a vécu ces deux derniers jours n’était pas un simple élan de joie passager à la chute du régime de Bachar el-Assad. Les Libanais, comme le sait bien la communauté internationale, ne célèbrent pas aussi spontanément, et ne descendent pas dans la rue sans invitation officielle, comité d’organisation, médiation politique et financement.
Ce qui s’est produit relève d’un moment politique à part entière : un référendum libano-syrien sur les limites de l’influence du Hezb.ollah sur le territoire libanais, matérialisé par des célébrations populaires qui rappellent — pour paraphraser les Français — que les masses disent parfois ce que les élites sont incapables d’exprimer.
La rue a parlé : un référendum sur l’influence
La scène la plus marquante fut au Liban.
Les manifestations qui ont envahi Tripoli, Saïda, la Békaa Ouest, Beyrouth, Naameh et Khaldé n’étaient pas de simples réjouissances innocentes liées à la chute d’Assad. La plupart des diplomates et chercheurs qui ont suivi les événements — y compris des rapports de l’International Crisis Group — s’accordent à dire qu’il s’agissait d’un message politique et sécuritaire adressé au Hezb.ollah, culminant dans une démonstration de capacité à bloquer les axes routiers principaux et à contrôler des points stratégiques, jusqu’à atteindre une ville comme Tripoli.
L’axe Khaldé-Naameh en particulier — cette zone constituant le « flanc sensible » séparant la banlieue sud du reste du pays — a délivré un message sans équivoque :
le ciel vous frappe, et la terre tremble sous vos pieds.
Les règles de l’engagement ont changé.
Les sunnites ont réussi à redessiner les frontières de leur influence sur le sol libanais, adressant un double message au Hezb.ollah et aux institutions étatiques légitimes : nous ne pouvons plus être ignorés, nous sommes là, et personne ne peut nous contourner, après une longue période où la direction sunnite libanaise s’était accommodée du Hezb.ollah au nom de la « paix civile ».
La simultanéité entre les manifestations et les frappes aériennes israéliennes a créé une scène harmonieuse et théâtrale : une frappe venue d’en haut, un écho venu d’en bas. Pour le parti, ce n’était pas une simple coïncidence.
Damas à Washington : un tournant historique
La visite du nouveau président syrien, Ahmed al-Sharaa, à la Maison-Blanche constitue un tournant majeur dans la géopolitique régionale. Selon des centres de recherche américains tels que le Washington Institute et le CSIS, cet événement s’inscrit dans le cadre de la « reconfiguration du Levant » après l’effondrement des derniers piliers de l’influence iranienne au Proche-Orient.
Damas — qui constituait la ligne de vie stratégique du Hezb.ollah — s’est soudain retrouvée partenaire de la coalition internationale contre le terrorisme. Or, le Hezb.ollah étant classé organisation terroriste par les États-Unis, l’Union européenne et les pays du Golfe, le nouveau régime syrien est, au moins théoriquement, tenu de combattre ses activités et non de les soutenir.
Ainsi, sans négociations complexes ni comités conjoints, le régime est tombé, et avec lui s’est évanoui le concept même de « résistance ».
Il s’agit d’un moment de rupture que la presse américaine qualifie de basculement stratégique — une coupure nette avec un demi-siècle de trajectoire historique.
Hezb.ollah : une lecture tardive d’une nouvelle réalité
Le Hezbollah fait face à un défi sans précédent depuis 1982 :
• La chute du régime syrien, qui constituait sa profondeur stratégique et son passage obligé.
• Le recul de l’influence des Gardiens de la Révolution dans la région et la fin du projet nucléaire iranien.
• Une rue chiite assiégée, épuisée par les pertes humaines et économiques.
• Une rue sunnite en pleine ascension après le « retour de Damas aux Omeyyades », soutenue par le néo-ottomanisme.
• Une rue chrétienne dans le déni, se réfugiant derrière les occasions et symboles religieux après avoir perdu les outils du pouvoir politique, et jouant le rôle de spectateur.
Malgré cela, le parti continue de raisonner selon une logique de « projet divin » qui ne se soumet pas aux équations terrestres.
La question centrale, selon les rapports du Carnegie Middle East Center, devient alors :
Les chiites sont-ils encore prêts à payer le prix d’un projet régional qui a échoué politiquement en Irak, militairement en Syrie et financièrement en Iran ?
Ou bien le « verre de la patience » est-il plein, et le temps des batailles ouvertes révolu ?
Les chrétiens… entre célébration et déni de la réalité
L’aspect le plus ironique de la scène reste la position chrétienne :
• Il brandit le slogan de « l’État »… alors que l’État s’est effondré.
• Il défend les « institutions »… alors que les institutions ont disparu.
• Il réclame la légitimité… alors que celle-ci est fragmentée entre forces internes et externes.
Il demeure spectateur, prisonnier du traumatisme de la défaite militaire, du complexe de l’exil et de l’emprisonnement.
En 1992, lorsque l’État se construisait, une large partie des chrétiens avait refusé d’entrer dans le jeu politique.
Aujourd’hui, après l’effondrement de l’État, ils en brandissent le drapeau comme on soulèverait la bannière d’une pièce de théâtre terminée depuis longtemps.
Politiquement, cela relève d’une mentalité de cabaret :
quand une société est incapable de lire la réalité, elle organise des événements, commémore des martyrs et ressuscite le passé, faute de pouvoir imaginer l’avenir.
Lorsqu’elle échoue à produire une politique, elle se réfugie dans un hashtag.
Quand la région s’effondre, on reçoit le Pape… puis on se dispute sur la liste des invités.
Ce n’est pas du sarcasme, mais l’expression d’un traumatisme collectif jamais traité depuis la fin de la guerre.
Retrait américain et montée du néo-ottomanisme
Les analyses de Tom Barrack, ambassadeur et émissaire américain proche du président Trump, trouvent aujourd’hui un écho très précis :
les États-Unis se retirent progressivement du Moyen-Orient, se définissant comme un « garant à distance », tandis que des puissances régionales comblent le vide : la Turquie, l’Arabie saoudite et Israël.
C’est ce que confirment les études de la RAND Corporation, de Brookings et le dernier rapport sur la stratégie de sécurité nationale.
Dans ce contexte :
• Le projet iranien s’effondre, et Téhéran se meurt de soif.
• Le régime Assad s’est effondré et le « courant omeyyade » de Damas s’est imposé.
• La Turquie relance le néo-ottomanisme comme puissance sunnite régionale et internationale montante.
• Le Golfe se repositionne à travers des partenariats sécuritaires et économiques, et une paix abrahamique se prépare.
Le Liban, comme toujours, reste en marge :
un camp applaudit, un autre s’alarme, et un troisième prépare déjà un nouveau festival.
L’impossibilité de la convergence entre le parti et l’État
À la lumière de ces mutations, toute convergence entre le Hezb.ollah et l’État libanais devient irréaliste selon des critères rationnels.
L’État, aussi faible soit-il, repose sur une seule légitimité.
Le parti repose sur deux légitimités : locale et iranienne.
La région exige désormais de la clarté :
Où se situe le Liban ?
Avec la Turquie ?
Avec les Arabes ?
Avec les États-Unis ?
Ou reste-t-il dans la tranchée de Téhéran comme depuis 2005 ?
Le Hezb.ollah seul persiste à rester dans cette tranchée, alors même que son toit s’est effondré par le haut (la Syrie), que son sol se fissure par le bas (l’environnement chiite et l’économie libanaise), et qu’Israël l’a frappé depuis le ciel.
Un pays qui achète du temps… pendant que le temps l’achète
Le Liban est un pays en crise, un État mafieux failli à tous les niveaux.
Il célèbre la chute d’un régime qui a tué son peuple, craint la chute d’un parti qui a détruit son pays, et persiste à répéter « tout va bien » tandis que la géographie est redessinée au-dessus de sa tête.
Les manifestations des deux derniers jours ont exprimé une vérité limpide :
les temps ont changé…
le Hezb.ollah ne l’a pas encore compris.
Quant aux chrétiens, ils continuent de célébrer et de s’accrocher au rôle de spectateur ou d’époux trompé.
Quant aux chiites, ils font face à la question la plus difficile depuis l’invasion israélienne de 1982.
Quant à l’État libanais, il observe… et achète du temps… en attendant.
*Ancien commissaire du gouvernement près le tribunal militaire.