
27/08/2025
🇹🇩 | De Kouribougoudi à Singapour : enquête sur le pillage planifié de l’or et de l’antimoine tchadien
Tout commence dans la poussière rouge des mines de Kouribougoudi au Tibesti, dans les trous béants de Tchaka au Batha, ou encore dans les galeries improvisées d’Aouzou. Des centaines de jeunes creuseurs, travaillant à mains nues ou avec des outils rudimentaires, extraient au péril de leur vie quelques grammes d’or ou des sacs d’antimoine. Mais derrière ces scènes de misère se cache une mécanique implacable qui transforme leur sueur en milliards de dollars, captés par un cercle restreint de généraux, d’intermédiaires étrangers et de proches du pouvoir. L’or, dès qu’il quitte le sol, prend l’avion vers Dubaï, où des négociants émiratis basés à Sharjah se chargent de blanchir le métal précieux, comme ils le font déjà pour une partie des ressources du Soudan. L’antimoine, lui, s’entasse dans des conteneurs expédiés discrètement depuis Douala vers les ports chinois de Guangzhou et Shenzhen, via des sociétés-écrans pilotées par des Chinois et des Turcs liés à des circuits mafieux.
L’argent qui résulte de ces transactions suit un chemin autrement plus tortueux que celui des minerais. Selon des sources proches de la présidence et du milieu bancaire local, le partage est réglé comme une comptabilité occulte : une part va au général Bèguera Charfadine, sous le prétexte de « fonctionnement de la SONEMIC » ; une autre part se disperse entre les groupes mafieux de généraux qui se servent directement à la source ; enfin, la plus grande part revient au président Mahamat Kaka. L’antimoine vendu en Chine est payé par l’intermédiaire de Zhang Wei et Liu Yong, deux négociants chinois qui opèrent via des sociétés-écrans comme Golden Dragon Trading Ltd, domiciliée aux îles Vierges britanniques, et qui utilisent la Bank of East Asia (BEA) de Hong Kong pour transférer les fonds. Depuis Hong Kong, l’argent rebondit à Abu Dhabi, logé à l’Abu Dhabi Commercial Bank (ADCB), où une partie sert à graisser les réseaux émiratis qui ferment les yeux sur ces opérations.
C’est là que le système prend une dimension mondiale. La part présidentielle se divise elle-même en deux flux. Une fraction part à Singapour, sur un compte offshore de Mahamat Kaka ouvert à la United Overseas Bank (UOB) et géré par le général Goudjé Gueilleh Hemchi, directeur adjoint de l’ANS, qui s’est reconverti en banquier clandestin du chef de l’État. L’autre revient à Abou Dhabi, où réside une partie de la famille présidentielle, transitant par la First Abu Dhabi Bank (FAB) sous la supervision de Mahamat Saleh Abdeldjelil, conseiller spécial de Mahamat Kaka. C’est lui qui orchestre le retour des fonds vers N’Djamena, en liquide et en devises fortes, transportées par valises diplomatiques ou via des sociétés de fret créées pour l’occasion.
Les circuits se cachent derrière une jungle d’entreprises enregistrées dans des paradis fiscaux. On retrouve des noms anodins comme Sahara Investments Ltd ou Blue Desert Trading, domiciliés au Panama, aux Seychelles ou aux Caïmans. Derrière ces façades, c’est l’argent du peuple tchadien qui circule, lavé, réinjecté et redistribué à un cercle toujours plus restreint. Et comme pour verrouiller l’édifice, le régime place systématiquement ses proches aux postes stratégiques : Nasser Taha Abdeldjelil, neveu de Mahamat Saleh, comme directeur adjoint de la SONEMIC, et Mahamat Gueilleh Hemchi, frère du directeur adjoint de l’ANS, à la tête de la raffinerie de Djermaya. Les institutions nationales deviennent ainsi des filiales privées, servant à couvrir un trafic qui n’a rien d’illégal aux yeux du pouvoir, puisqu’il est le pouvoir.
Pendant ce temps, le peuple tchadien meurt de faim et de soif. Dans les hôpitaux, les malades gisent sur des nattes, faute de lits, sans médicaments ni perfusions. Dans les écoles, des enfants s’entassent à cinquante par classe, souvent assis à même le sol, sans manuels ni tableaux. Les fonctionnaires survivent sans salaires réguliers, tandis que les prix flambent dans les marchés. Cette misère quotidienne, face aux milliards qui s’évaporent entre Hong Kong, Dubaï et Singapour, n’est pas seulement une injustice : c’est une raison de plus, et sans doute une raison de trop, à la révolte.
Les enquêtes de TchadOne se poursuivent, et les prochains volets dévoileront d’autres preuves accablantes sur un pillage que plus personne ne peut nier.
Correspondance particulière TchadOne à N’Djamena