
14/08/2025
Il existe des personnes dont les gestes, qu'ils soient spontanés ou réguliers, laissent sur nos vies une empreinte indélébile, une marque que ni le temps ni la mort ne peuvent effacer.
Depuis ce méchant dimanche 10 août 2025, je cherche les mots justes, cette alchimie verbale qui puisse honorer la mémoire de mon cher tuteur et oncle paternel, Moïra Djembert. Je ressens une tristesse profonde à laisser s'éloigner impuissamment un père dont j'ai tant appris, qui m’a tant aidé, celui grâce à qui j'ai trouvé un équilibre dans la tourmente de mes doutes et de mes difficultés post-adolescence.
La douleur de le voir partir est d'autant plus amère qu'il avait encore tant à donner à sa famille : son amour, son soutien, sa capacité à tirer les enfants vers le haut, sa qualité la plus précieuse parmi tant d'autres.
Je voudrais à travers ces lignes, énoncer l’hommage que je dois à Moïra Djembert, qui nous a quittés pour l'éternité. Je ressens la nécessité de rédiger ce témoignage, car il existe des héros qui, loin des fanfares, des tapis rouges et des distinctions honorifiques, méritent d'être célébrés pour l'influence positive qu'ils exercent sur notre vie. Mon tuteur était l’un d’eux.
Moïra Djembert avait une existence riche, jalonnée de multiples vies. Militaire, douanier, patriarche, fervent amateur de football et supporteur inconditionnel du Real Madrid. Rien que cette brève esquisse de son parcours pourrait nourrir un roman captivant.
Mais au-delà de ces faits, il y a une coïncidence troublante entre sa vie, ses vies et la signification de son nom, « Moïra ». Oui, tenez-vous bien, si sa mort devait être définitive, la cérémonie funéraire programmée pour le samedi 16 août 2025 ne serait pas la première. Ce n’est pas la première fois qu’il est mort. Sa première « mort » remonte à l’époque où il était militaire, un homme parti en première ligne pour défendre une patrie qu'il chérissait.
Tandis que ses frères d'armes, pour la plupart des cousins, rentraient, Moïra était demeuré introuvable. Les jours se sont transformés en semaines, les semaines en mois, et les mois en longues années de désespoir pour sa famille, rongeant leur cœur dans ce deuil sans corps, dans cette espérance sans fin, jusqu'à se résoudre à le déclarer mort.
Peut-être sa famille s'était-elle laissée emporter par la symbolique étrange de son nom, qui est une interrogation inscrite dans le mystère : « où est-ce que je suis mort ? » Pour eux, Moïra était parti, quelque part, dans un au-delà indéfini.
Ils s'étaient trompés. Moïra n’était pas mort. Non, il était revenu, tel un ressuscité. À l'instar du Christ, il réapparaissait, terrifiant les superstitieux et faisant briller d'espoir les lucides.
Quand il se présenta de nouveau, comme Moïra (où est-ce que je suis mort ?), c’était aussi son moyen de répondre à ceux qui l’avaient donné pour mort. C’était peut-être la raison étrange et prémonitoire qui avait poussé ses géniteurs à lui donner ce nom rarissime en pays Gor. Aujourd’hui encore, cette histoire continue de se transmettre dans la famille et au-delà, telle une légende vivante.
Mais où avait-il bien pu disparaître pendant tout ce temps ?
Comme nos valeureux soldats ayant combattu sur les terres à la fois pittoresques et hostiles de la bande d'Aouzou pour chasser l'envahisseur libyen, Moïra était en première ligne. Prisonnier de la guerre, il avait su s'échapper pour rejoindre un autre escadron de l’armée nationale. Son engagement inébranlable l’avait ensuite conduit aux frontières du Soudan et de la Centrafrique, où il avait participé à des opérations dont les récits, qu'il partageait avec humour et modestie qui le caractérisaient, témoignaient de sa bravoure et de sa témérité.
Dans les années 1990, il avait été réaffecté aux Douanes, continuant ainsi à servir son pays avec intégrité. Parmi ses multiples affectations, c'est celle de Massaguet qui laissa une marque dans mon cœur. En 2009, alors que je venais de terminer ma classe de seconde au Lycée de Bodo, je rejoignais cette accueillante ville carrefour, m'ajoutant à l'infinité des enfants de ses frères et sœurs qu'il avait adoptés comme s'ils étaient les siens. Avec une incroyable ferveur, il soutenait et finançait nos études, car il croyait en l’école et en la puissance du savoir.
À Massaguet, malgré son emploi du temps chargé au bureau, situé à quelques centaines de mètres de notre logement, il tenait absolument à rentrer à la maison pour partager le repas avec nous. Après la bénédiction du repas, nous échangions quelques nouvelles de l'école avant qu’il n’aborde son sujet de prédilection : le football. À travers ses récits, il devenait un copain, plutôt qu’un père ou un oncle. Il raillait, s'énervait, puis se calmait, avant de provoquer des débats enflammés. Il donnait de coup mais savait les encaisser aussi.
La période la plus palpitante se situait à l’apogée de la rivalité entre Ronaldo et Messi. Fervent supporter du Real Madrid, qu'il considérait comme le plus grand club du monde—bien que je défendisse avec ardeur le Barça—Moïra vouait un profond respect à Messi, qu'il préférait souvent au «capricieux» Ronaldo. Ce débat faisait partie de notre quotidien de 2009 à 2012. Mais finalement, il s'était réconcilié avec Ronaldo, admirant avec passion les exploits de ce dernier en Ligue des champions, particulièrement lors du triplé sous la houlette de Zinedine Zidane.
Ces instants partagés, ces rires autour de la table et ces débats passionnés sur le football ont tissé un lien indéfectible entre nous, une complicité que jamais le temps ne pourra effacer.
Élèves, nos ressources financières provenaient uniquement de lui, à l’exception des vacances où nous faisions «boy maçon» pour gagner quelques jetons. Grâce à lui, nos sorties au cinéma, surtout pour les matchs étaient assurées, et chaque fois qu’il franchissait la porte de la maison, son allure trahissait déjà le score du match. Une chaise abandonnée à l’entrée, accompagnée d’invectives à l’égard de Ronaldo, Casillas, Ramos ou Lass, suffisait à nous confirmer que son club de cœur, la Maison Blanche, avait perdu. En cas de défaite des Merengué lors des classicos, il valait mieux que nous ne fassions pas trop de bruit—sinon, il nous lançait, avec une frustration palpable, l’une de ses phrases emblématiques, qui n’exprimait guère la réalité mais plutôt son incapacité à accepter la défaite : « Si vous êtes trop rassasiés, vous feriez mieux d’aller vous coucher ! » Cette phrase, il l’avait prononcée avec une amertume décuplée lors de la défaite 0 à 5 de Real Madrid contre le Barça, lors du premier classico de Mourinho en 2010, lui qui nous (supporters du Barça) avait promis la misère à l’arrivée du « Special One ».
Le comble de cette soirée était que, ce soir-là, exceptionnellement, nos estomacs grondaient de faim. Néanmoins, nous étions partis nous coucher, affamés mais le cœur plein de joie grâce à la victoire du Barça. Si Florentino Perez l’avait connu, il aurait sans doute envoyé un maillot du Real Madrid ce samedi 16 août, pour son dernier hommage. Hélas…
Je savais combien il chérissait le football. Quand j’avais réalisé ces dernières semaines que ses médicaments ne semblaient pas lui apporter le réconfort souhaité, j’avais pris la décision d’acheter une nouvelle télévision et de souscrire un abonnement canal, espérant en vain que son amour pour le jeu l’emporterait sur la mort, que cela lui permettrait de rester encore un peu avec nous, du moins pour cette nouvelle saison qui s’annonçait. Hélas… Il n’a même pas eu le temps d’attendre le premier match.
Ce 10 août donc, il s’éteignait. Trois ans après le décès de mon père, je viens de voir partir un autre père. Ils m’auront tant donné gratuitement, sans que la vie ne leur laisse temps de voir le fruit de l’arbre qu’ils avaient planté, arrosé et protégé, parfois contre vents et marées. Ce sentiment-là, aucune formule littéraire ne peut apaiser la douleur qu’elle suscite, aucune espérance chrétienne des retrouvailles à l’au-delà ne peut sécher les larmes qu’il brasse. Peut-être cette phrase de Jean d’Ormesson : «Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants».
Repose toi en paix papa Moïra !