07/10/2025
**Al Gharib**
*De la Ṭarîqa au Chemin*
par **Hatem Ben Elhedi Saïd**
Édition 2025
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**Al Gharib**
Ce n’était pas son nom dans le monde d’avant.
Mais lorsqu’il entra dans la *Ṭarîqa* et que le Cheikh lui remit la bure des disciples, on le nomma **Al Gharib**.
Depuis cet instant, il vécut deux exils : l’un loin des siens, l’autre loin de lui-même, jusqu’à oublier qui il fut.
Il gravit les degrés du chemin spirituel, jusqu’à devenir proche de tous, surtout du grand maître de la confrérie et de la *zāwiya*.
Chaque fois qu’on avait besoin de lui, il répondait présent ; grâce à lui, la *zāwiya* devint plus ordonnée et plus pure.
Mais l’histoire qui fit de lui **Al Gharib, l’homme des grâces** advint quand la sécheresse frappa le village.
La terre se fendait, le bétail mourait, et les hommes désespéraient.
Alors ils se rendirent à la *zāwiya* pour supplier le Cheikh d’invoquer la pluie.
Des prières furent célébrées des jours entiers, des *aḥzāb* récités des nuits durant, mais le ciel resta fermé.
**Al Gharib** montait chaque soir au sommet de la montagne.
Il observait la terre assoiffée et le ciel vide, espérant des nuages qui ne venaient pas.
Puis il remarqua que les animaux, chaque jour, se dirigeaient vers un même lieu et revenaient rassasiés, sans souffrir de la soif.
Intrigué, il décida de les suivre.
Guidé par un troupeau de gazelles, il pénétra un passage étroit couvert d’herbes sèches, entre les rochers.
Là, il entendit un murmure : une source cachée jaillissait d’une fente sous une grande pierre.
Toutes sortes d’animaux venaient s’y abreuver en silence.
Quand ils s’en allèrent, il s’agenouilla et but à son tour.
L’eau était fraîche, pure, scintillante comme de l’argent vivant.
Alors il loua Dieu : les bêtes, par leur instinct, avaient trouvé ce que les hommes cherchaient au ciel, sans voir ce que Dieu avait mis sous leurs pas.
De retour à la *zāwiya*, il hésita :
> « À qui dire ce que j’ai vu ? »
Puis il pensa :
> « À mon Cheikh d’abord, pour le réjouir. »
— *Ô maître, dit-il, la pluie appartient à Dieu seul, mais Sa miséricorde s’étend jusque dans la pierre. Il m’a montré une source d’eau vive, cachée dans le cœur du mont. Si vous le permettez, je vous y conduirai.*
Le Cheikh le regarda d’un air mi-sceptique, mi-ravi :
— *Est-ce bien vrai, Al Gharib ? Ou bien un rêve venu cette nuit ?*
— *Je dis vrai, maître. Je l’ai vue, j’en ai bu, et les bêtes s’y abreuvent chaque jour.*
Alors le Cheikh s’écria :
— *Madad ! Madad ! Ô saints de Dieu, bénédiction ! Allons, Al Gharib, allons annoncer la nouvelle !*
Ils partirent ensemble, suivis par tout le village.
Quand ils atteignirent la source, l’eau jaillit devant eux, claire et vive.
Les gens burent, se lavèrent, emplirent leurs outres, criant :
> *« Al Gharib ! L’homme des miracles ! Par sa bénédiction nous avons échappé à la soif ! »*
Le Cheikh, fier, posa la main sur son épaule.
Mais **Al Gharib** resta humble.
Il savait qu’il n’était pas un saint, seulement un homme qui avait vu, compris et suivi un signe.
Depuis ce jour, il se demanda :
> *La foi repose-t-elle sur les prodiges ou sur la clairvoyance ?*
Les années passèrent.
Toujours à la *zāwiya*, il pratiquait les rites, écoutait chaque parole du Cheikh, mais les méditait ensuite seul.
Les nuits étaient longues.
Dans la grotte, les disciples chantaient :
> *« Pardonnez à tous, ne haïssez personne… le Chemin ne se bâtit que dans le pardon. »*
Il répétait le *dhikr* avec eux, les voyait tomber en transe, mais lui ne s’élevait pas.
Une autre voix murmurait en lui :
> *« Est-ce cela, le Chemin ? Pardonner même aux injustes ? Est-ce la religion de la justice ou celle de la soumission ? »*
Peu à peu, il observa : le pardon du Cheikh n’était qu’un moyen d’attirer les foules.
Il ne distinguait ni le vrai du faux, ni le pur du corrompu — pourvu qu’ils se prosternent devant lui.
Le jour où on lui remit la bure des pauvres, le Cheikh lui avait dit :
> *« Celui qui la porte a quitté le monde. »*
> Mais des années plus t**d, il vit son maître revêtir sous sa cape de laine une robe de soie fine, tandis que les disciples portaient toujours la même étoffe usée.
Leur nourriture se réduisait à du pain sec trempé dans un peu d’huile.
Le Cheikh répétait :
> *« La rareté de la nourriture ouvre la pureté de l’âme. »*
> Mais **Al Gharib**, désormais proche du cercle des initiés, vit d’autres plats servis en secret : viande rôtie, miel, fruits rares.
> On disait :
> *« Ce qu’il mange vient de Dieu, c’est un repas béni. »*
Autour du Cheikh, les récits de saints anciens se tissaient :
* l’un marchait sur la mer sans mouiller ses pieds ;
* un autre recevait des tables célestes ;
* un troisième éteignait les incendies par le seul Nom de Dieu.
Les nuits résonnaient de tambours et de chants :
> *« Allāh ḥayy… Allāh ḥayy… le Cheikh est saint ! »*
Les corps tournaient jusqu’à l’épuisement, et quand l’un s’effondrait, on disait :
> *« Il a atteint le degré du fanā’. »*
Au début, **Al Gharib** était émerveillé.
Mais plus il approchait du cercle intime du Cheikh, plus il découvrait que bien des “miracles” n’étaient que légendes.
Alors brûla en lui une seule question :
> **« Est-ce le Chemin de Dieu… ou celui du Cheikh ? »**