10/05/2025
La Journée mondiale des enseignants : réflexion sur un métier en crise en Haïti
Ce 5 octobre, le monde célèbre la Journée internationale des enseignants. Enseigner, c’est bien plus qu’un simple métier : c’est un sacerdoce, une consécration sacrificielle pour préparer les générations futures. En Haïti, ce noble métier, pourtant pilier de toute société civilisée, est traité comme en parent pauvre . Entre salaires dérisoires, absence d’avantages sociaux et conditions de travail précaires, notre beau métier s’asphyxie. Et hélas, on peine à trouver des solutions durables.
Dès lors, ded question fondamentales se posent : est-il encore pertinent, pour les jeunes intelligents et ambitieux, d’envisager de devenir enseignant ? Peut-on toujours affirmer que ce métier conserve son importance dans un pays où les valeurs s’effritent et où la citoyenneté s’étiole ? Ces interrogations méritent une réflexion profonde autour de trois axes : la place de l’enseignant dans la société, les traitements qui lui sont accordés et la question de sa qualification et de sa compétence dans une perspective d’intégration nationale.
1. La place de l’enseignant dans la construction d’une société
Dans toute société où justice sociale, créativité et honnêteté sont valorisées, l’enseignant joue un rôle de catalyseur. Il prépare l’avenir et contribue à façonner les citoyens capables de bâtir un monde meilleur. Comme le souligne Durkheim (1922) dans L’éducation morale, « la société ne peut se maintenir que si elle se renouvelle, et cette rénovation dépend de l’éducation qu’elle donne à sa jeunesse. »
Pourtant, en Haïti, la situation semble inversée. La corruption, la gabegie administrative et la gangstérisation généralisée laissent croire que l’éducation n’a pas produit les effets attendus. Le constat est amer : le pays forme des hommes et des femmes politiques difficilement qualifiables, incapables de transformer positivement leur environnement. L’absence d’une citoyenneté responsable et la fuite des cerveaux traduisent une crise de valeurs et d’identité nationale.
L’élite, qui devrait donner l’exemple, n’est pas exempte de responsabilité. Jean Price-Mars, dans La vocation de l’élite (1919), dénonçait déjà une élite haïtienne « dénationalisée », coupée du peuple, incapable de jouer son rôle de guide moral et intellectuel. En ce sens, il est légitime de se demander si les enseignants — premiers formateurs de cette élite — n’ont pas aussi failli à leur mission d’éducation citoyenne.
1.1 Brève histoire de l’enseignement en Haïti
L’enseignement en Haïti remonte à l’époque post-indépendance. Après 1804, l’éducation fut d’abord l’affaire de religieux, souvent prêtres défroqués ou missionnaires étrangers, qui ont établi les premiers cadres scolaires. Ces initiatives, bien qu’essentielles à l’époque, ont contribué à ériger un système déséquilibré, fondé sur la répétition, la soumission et l’imitation plutôt que sur la créativité et la pensée critique.
Au XIXᵉ siècle, l’État haïtien tenta de reprendre la main avec la création d’écoles nationales, mais le manque de ressources, l’instabilité politique et l’absence d’une véritable politique éducative structurée freinèrent tout progrès durable (Bastien, 2008). Le XXᵉ siècle vit apparaître plusieurs réformes éducatives — notamment sous Dantès Bellegarde et Joseph C. Bernard — mais la mise en œuvre demeura fragmentaire. Aujourd’hui encore, l’enseignement haïtien reste marqué par la fracture entre écoles publiques et privées, et par une centralisation excessive qui marginalise les régions rurales.
2. Les traitements accordés aux enseignants en contexte de recherche de résultats
Le traitement réservé aux enseignants est souvent le reflet du degré de valorisation accordé à l’éducation dans un pays. En Haïti, les bas salaires, le manque d’équipements et l’absence de protection sociale fragilisent la profession. Les enseignants vivent dans une insécurité financière chronique, ce qui affecte leur motivation et, par ricochet, la qualité de l’enseignement
Chaque grève d’enseignants devient le symbole d’un système éducatif défaillant où les acteurs essentiels sont relégués au second plan. La politisation du système éducatif, l’absence de méritocratie dans les nominations et la corruption administrative aggravent la désillusion. Dans l’imaginaire collectif, l’enseignant est parfois perçu comme un raté social, et non comme un modèle.
Pourtant, comme le rappelait Paulo Freire (1970), « enseigner, c’est croire en la capacité de transformation de l’autre. » La reconstruction du système éducatif haïtien passe donc nécessairement par une revalorisation symbolique et matérielle du métier d’enseignant, car la performance éducative est intimement liée au bien-être de ceux qui enseignent (UNESCO, 2023).
3. Qualification et compétence des enseignants dans une perspective d’intégration nationale
La qualification et la compétence des enseignants sont au cœur de tout projet éducatif national. Dans le cas d’Haïti, le défi est double : il s’agit non seulement d’assurer la formation initiale et continue des enseignants, mais aussi de garantir que cette formation soit ancrée dans une vision d’intégration nationale, c’est-à-dire une éducation qui renforce le sentiment d’appartenance, la cohésion sociale et le développement local.
Actuellement, moins de 40 % des enseignants du primaire en Haïti disposent d’une formation pédagogique reconnue (MENFP, 2022). Ce déficit compromet la qualité de l’enseignement et accentue les inégalités régionales. Pour remédier à cette situation, il est essentiel de repenser la formation des maîtres autour de trois axes : la professionnalisation, la formation continue et l’intégration nationale.
Le Japon illustre parfaitement l’importance de la qualification dans la construction nationale. Après la Seconde Guerre mondiale, l’État japonais a fait de l’éducation des enseignants une priorité nationale. Chaque enseignant doit suivre une formation universitaire rigoureuse et participer à des programmes de perfectionnement obligatoires tout au long de sa carrière. Cette politique a permis de créer un corps enseignant hautement compétent, discipliné et porteur des valeurs de la nation (OECD, 2018). Ce modèle montre que la réussite d’un pays repose sur des enseignants formés, respectés et impliqués dans la construction du tissu social. Haïti pourrait s’en inspirer en créant un Institut national de formation et de valorisation du personnel enseignant.
Conclusion
La célébration du 5 octobre ne doit pas se limiter à une journée symbolique de reconnaissance, mais devenir un moment de prise de conscience collective. Si enseigner demeure un acte de foi, il doit surtout devenir un acte de transformation nationale. L’avenir d’Haïti dépend de la dignité que la société accordera à ses enseignants. Comme le disait Nelson Mandela, « L’éducation est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde. » Redonner au métier d’enseignant sa valeur, c’est reconstruire Haïti sur des bases solides, citoyennes et humaines.
Références bibliographiques
• Bastien, R. (2008). L’éducation en Haïti : défis et perspectives. Port-au-Prince : Éditions Deschamps.
• Bellegarde, D. (1938). Pour une réforme de l’enseignement haïtien. Port-au-Prince : Imprimerie de l’État.
• Durkheim, É. (1922). L’éducation morale. Paris : PUF.
• Freire, P. (1970). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero.
• MENFP. (2022). Rapport sur la formation et la qualification du personnel enseignant en Haïti. Port-au-Prince.
• OECD. (2018). Education Policy in Japan: Fostering Teachers’ Professional Growth. Paris : OECD Publishing.
• OECD. (2020). Teachers and School Leaders as Lifelong Learners. Paris : OECD Publishing.
• Price-Mars, J. (1919). La vocation de l’élite. Port-au-Prince : Imprimerie de l’État.
• Saint-Fleur, M. (2017). Réformes éducatives et formation des enseignants en Haïti. Port-au-Prince : CRESFED.
• Tardif, M. (2013). La condition enseignante au XXIe siècle : entre profession et mission. Montréal : PUL.
• UNESCO. (2023). Rapport mondial sur les enseignants : vers des systèmes éducatifs équitables et résilients. Paris : UNESCO.
Doudly Pierre, diplômé en sciences de l’éducation